• Comment poser la question de la «Préhistoire du Capital» - Alain Bihr

    Dans l’ouvrage que je viens de faire paraître [1], je me suis proposé de reprendre une vieille question: celle des origines du capitalisme. Question beaucoup débattue à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dans un contexte de ‘mondialisation’ (d’expansion planétaire du capitalisme) semblable au nôtre.  Question depuis largement tombée dans l’oubli.

    Je me suis donc proposé de reprendre une vieille question, mais sur des bases neuves qui se veulent originales. Plus exactement, j’ai entrepris une triple rupture ou un triple déplacement par rapport à la quasi-totalité des études qui y ont été consacrées jusqu’à présent.

    Des origines du capitalisme aux origines du capital

    La question des origines du capitalisme est en fait une question mal posée au double sens où c’est à la fois une fausse question et une question  confuse.

    Une fausse question tout d’abord, autrement dit une question qui contient sa réponse en elle-même. En effet, au sens propre du terme, le capitalisme est un type de société globale (en langage marxiste: un mode de production) qui tend à se réduire au capital comme rapport de production, en somme un type de société qui tend à être tout entière subordonné aux exigences de la reproduction du capital. Par conséquent, l’origine du capitalisme n’est autre que dans son fondement ; l’origine du capitalisme, c’est le capital comme rapport social de production.

    Du même coup, question des origines du capitalisme est une question confuse, au sens d’une question double, une question à double fond. En elle tente en fait à se confondre deux questions différentes.

    D’une part, la question des origines du capitalisme qui n’est autre que la question du processus par lequel le capital comme rapport de production a engendré le capitalisme comme mode production. Et ce processus n’est autre que ce que je dénomme le devenir-monde du capitalisme, le processus de ‘mondialisation’ par lequel, depuis la fin du Moyen Age européen, dans un même mouvement, le capital achève de se constituer comme rapport de production, envahit la planète entière et se subordonne l’ensemble des formations sociales-spatiales qui la constituent, en les remodelant selon une structure qui lui est propre, correspondant aux exigences de sa reproduction. En ce sens, répondre à la question des origines du capitalisme revient à élaborer une théorie du devenir-monde du capitalisme.

    D’autre part, la question des origines du capital comme rapport de production, autrement dit la question des conditions dans lesquels ce rapport de production a pu non seulement émerger mais se mettre en position de devenir dominant, c’est-à-dire de réorganiser l’ensemble du procès social de production selon ses exigences propres. Et ce avant même de pouvoir se lancer dans son devenir-monde. C’est à cette question qu’est consacrée La préhistoire du capital, préalable théorique nécessaire à l’analyse du devenir-monde du capitalisme.

    Du fétichisme capitaliste au capital comme rapport de production

    L’immense littérature historique, économique, sociologique traitant de la question des origines du capitalisme se caractérise en second lieu par le fait qu’elle est très largement imprégnée par ce que, à la suite de Marx, on peut nommer des conceptions fétichistes du capital, qui l’empêche là encore de poser correctement la question. Rompre avec ces conceptions a constitué un second préalable à mon travail.

    Je rappellerai que, à la suite de Marx, une conception fétichiste du capital est une représentation qui, alternativement ou simultanément:

    - Soit le réifie ou le chosifie, le transforme en choses: selon le cas, en moyens de production (terre, outils, machines, brevets, etc.), en marchandises ou en argent (accumulation de moyens monétaires sous différentes formes) ;

    - Soit le personnifie ou le subjectivise, le transforme en une puissance capable de se mettre en mouvement d’elle-même, de se transformer et de se valoriser par elle-même.

    Ces conceptions fétichistes du capital sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont confortées par les apparences (les formes phénoménales) que le capital revêt dans son procès de reproduction ; par exemple par ses formes marchandes (le capital commercial et le capital financier) et plus encore ses formes fictives (le capital fictif). Et, s’agissant de la littérature qui est ici en question, ces conceptions fétichistes se trouvent confortées par le fait que les formes précapitalistes du capital sont presque exclusivement des formes marchandes.

    Il est donc nécessaire, ici plus que jamais, d’en revenir à la définition du capital comme rapport de production produite par Marx. Parmi les caractéristiques fondamentales du capital ainsi compris, figurent, d’une part, l’expropriation des producteurs, leur séparation de droit et de fait des moyens de productions ; d’autre part, la transformation en marchandises de l’ensemble des facteurs de production, forces de travail aussi bien que moyens de production ; la force de travail devient une marchandise au même que les moyens de production qu’elle met en œuvre et que les produits qui résultent de leur combinaison ; enfin la transformation du procès de travail en procès de valorisation = transformation du travail concret en travail abstrait (travail social moyen, travail homogène), seul capable de former de la valeur et, par conséquent, de la plus-value.

    Du procès de circulation au procès de production

    1. Selon la thèse actuellement prédominante parmi les économistes et les historiens, le rapport capitaliste de production s’est formé par un simple processus d’extension spatiale et d’expansion sociale de la sphère de la circulation marchande et monétaire, qui a progressivement englobé l’ensemble des conditions matérielles et personnelles, objectives (les moyens de production) et subjective (les forces de travail). Ce qui les conduit à scruter principalement le développement des rapports marchands, celui du commerce (notamment lointain) et celui du capital marchand (du capital commercial et financier) ; ainsi que la constitution progressive de véritables marchés (des produits, des moyens de production, du travail, de la monnaie et finalement du capital lui-même).

    Les objections à cette thèse tombent cependant sous le sens. Elle est tout d’abord extrêmement naïve en tant qu’elle présuppose que l’économie marchande développée (autrement dit l’économie capitaliste) est en quelque sorte l’état naturel de l’économie, vers laquelle tendrait toute société dès lors que s’y développent les rapports marchands. Et la portée idéologique est dès lors non moins évidente, puisqu’elle conduit à naturaliser et éterniser les rapports capitalistes de production.

    Or, si le rapport capitaliste de production était la conséquence naturelle du développement des simples rapports marchands, comment expliquer le caractère historique proprement exceptionnel de la formation du rapport capitaliste de production ? Autrement dit, alors que les rapports marchands se sont développés dans la quasi-totalité des sociétés historiques, comment se fait-il que le rapport capitaliste de production ne soit apparu, à quelques rares exceptions antérieures près sans portée réelle, qu’au sein de l’Europe occidentale médiévale ?

    Il semble donc que, pour comprendre la formation du capital comme rapport de production, il faille là encore renverser la perspective courante: ne pas penser le capital comme la règle mais au contraire comme l’exception ; et tenter de comprendre comment cette exception a pu s’imposer contre la règle.

    2. Pareil renversement de perspective nous renvoie une fois de plus à Marx. En fait, il y a peu d’analyses chez Marx sur la question des origines historiques du capital ; comme plus largement peu d’analyses chez lui sur les sociétés précapitalistes. Cependant elles contiennent quelques indications méthodologiques et théoriques extrêmement précieuses dont j’ai fait mon fil conducteur [2] . J’en ai retenu notamment les quatre suivantes:
    • La règle dans les sociétés précapitalistes, c’est-à-dire dans l’immense majorité des formations sociales que l’humanité a connues au cours de son histoire, est l’unité (libre ou, le plus souvent, contrainte) des moyens de production et des producteurs, accompagnée d’une prévalence de l’usage sur l’échange. La question est donc de savoir comment il a été possible de briser cette unité et de renverser cette prévalence.
    • Le développement des rapports marchands et notamment du capital marchand tend à dissoudre les rapports précapitalistes de production, à la dégrader et à les corrompre. Mais il est par lui-même incapable d’engendrer le rapport capitaliste de production. Autrement dit, le rapport capitaliste de production ne peut naître de la seule action dissolvante de sa forme primitive et imparfaite qu’est le capital marchand.
    • Le degré de dissolution tout comme les effets engendrés par cette dissolution dépendent fondamentalement des rapports de production sur lesquels cet effet de dissolution opère. Ce sont donc toujours ces rapports, dans leur singularité historique qu’il faut considérer.
    • Sous cet angle, il existe selon Marx une triple lignée d’historicité, sur la base de rapports de production tout à fait spécifiques: celle des ‘sociétés asiatiques’ ; celle des sociétés antiques méditerranéennes ; celle des sociétés européennes médiévales. La première bloque la dissolution. La seconde rend une large dissolution possible mais qui aboutit à une extension de l’esclavage. Seule la troisième va conduire à la formation du capital et, ultérieurement, du capitalisme.

    La conclusion générale que j’en ai tirée, c’est qu’il faut s’intéresser de près aux rapports de production qui se mettent en place en Europe occidentale, sur les ruines de l’empire romain, à la suite des invasions dites barbares. Autrement dit, le secret de la formation du rapport capitaliste de production gît dans le féodalisme (les rapports féodaux de production). Contre-épreuve: le féodalisme japonais, qui a donné naissance à la seule formation sociale extra-européenne capable d’accumuler elle aussi, au cours de la période d’Edo (1609-1868), les préconditions d’un passage au capitalisme ; ce qui vaudra au Japon, le moment venu, de trouver en lui-même les ressorts nécessaires pour résister à l’impérialisme occidental… en l’imitant.

    Trois traits spécifiques du féodalisme ont particulièrement retenu mon attention sous ce rapport: la substitution du servage à l’esclavage ; l’émancipation économique, politique et idéologique de la ville de la propriété foncière ; enfin l’émiettement du pouvoir politique et l’éclipse de l’Etat qui en a résulté à la fin du Haut Moyen Age (IXe-Xe siècles). Et toute mon analyse a visé à montrer que ces trois spécificités, d’une part, ont rendu possible un développement endogène des échanges marchands et du capital marchand ; d’autre part et surtout ont favorisé des effets de dissolution des rapports féodaux de production créant des conditions de possibilité d’apparition du rapport capitaliste de production. Pour le détail de la démonstration, je ne peux que renvoyer le lecteur à l’ouvrage lui-même.


    * Alain Bihr est professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté. Il collabore régulièrement au Monde diplomatique.

    1. La préhistoire du capital. Le devenir-monde du capitalisme I, Lausanne, Page deux, 2006, 460 pages, 38 €.

    2. Le passage le plus riche est incontestable celui intitulé «Formes antérieures à la production capitaliste» qui se trouve dans les Fondements de la critique de l’économie politique (1857-1858), traduction Dangeville, Anthtropos, 1967, tome 1, page 435-481.

    Source : http://alencontre.org/archives/Ecran/BihrPrehCap2.htm

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