• Critique de la valeur et lutte de classe

    Les théoriciens du courant critique de la valeur (Krisis) développent une approche sensiblement critique du mouvement ouvrier, du syndicalisme et de la lutte de classe. Cette critique, si elle peut paraître juste et légitime sur certains points, semble cependant un peu rapide et réductrice, et nécessite de pousser la réflexion plus en profondeur.

    Le pessimisme à l’égard du mouvement ouvrier et l’absence de sujet révolutionnaire identifié : héritage de la nouvelle gauche des années 60.

    Leur critique du capitalisme appelle à une remise en question et une transformation sociale radicale, qui s’adresse, dans le Manifeste contre le travail, aux « ennemis du travail ». Il est bien fait référence aux « outsiders », exclus, « surnuméraires », victimes de « l’apartheid social », de l’exclusion par le capital d’une partie de plus en plus grande de travailleurs qu’il ne souhaite plus exploiter. Cependant, pour cette catégorie sociale, si l’exclusion du procès de production est bel et bien objective, la subjectivité tend encore en partie dans le sens de l’intégration. Elle est bien soutenue par une bonne conscence sociale-libérale visant à permettre au sujet de disposer des outils et ressources intellectuelles et psychiques pour se faire valoir et devenir des marchandises dans la concurrence pour la course à l’exploitation et la participation au procès de valorisation du capital. Lorsque le sujet de l’exclusion ne recherche pas l’intégration à la société du travail, il n’en devient pas moins combattif, révolutionnaire. La tendance dominante est plutôt à l’abandon. Les « ennemis du travail » ne peut-être qu’une catégorie subjective, regroupant ceux qui, travaillant ou privés de travail, s’opposent à la société du travail. De ce fait, « les ennemis du travail » apparaissent comme un sujet volatile et non organisé. Cette critique n’est ainsi portée par aucun sujet identifié, aucune classe, aucun mouvement social consistant. Elle renvoie à la même dispersion, la même contestation sans sujet identifié, que les « adieux au prolétariat » et la stratégie de dissidence de Gorz, de certains objecteurs de croissance et défenseurs des revenus de base, ou encore que le concept de « Multitudes », développé par Negri&Hardt. Elle ne s’en distingue, et c’est déjà une très bonne chose, que par la radicalité des perspectives de rupture anticapitaliste qu’elle propose.

    Elle n’est pas non plus sans rappeler les écrits de Marcuse dans L’Homme unidimensionnel et Vers la libération. Marcuse y développait déjà l’idée d’une contestation multiforme ainsi que la question d’un possible soulèvement global dont les « outsiders », les « surnuméraires » seraient à l’origine. Cependant, elle manque un point essentiel, développé par Marcuse dans Vers la libération, à savoir que le sujet qui, en définitive, peut mettre le capitalisme en déroute, ne peut-être que le prolétariat, la classe sociale opprimée. Tout comme l’intégration systémique (revenus minimums, couverture santé, banques alimentaires, accompagnement et formation) et idéologique (apprendre à se valoriser dans la concurrence mondialisée) des « outsiders », l’intégration systémique et idéologique du prolétariat à la société capitaliste, le fait qu’il en adopte les buts et les codes, dépend de la situation de survie dans laquelle il est placé, ainsi que de l’activité répressive et de conditionnement idéologique des appareils de propagande du capitalisme et de son Etat. Cette intégration fonctionne de manière optimale en phase de croissance, mais des brèches sont ouvertes en période de crise.

    La libération dépend ainsi de minorités organisées, capable d’amener cette prise de conscience critique et d’impulser les premières bases d’organisation et de rupture anticapitaliste. Si Marcuse pensait percevoir, dans les contestations multiformes des années 70, le ferment de cette prise de conscience critique. Ses réflexions, bien que balbutiantes, dans Contre révolution et révolte, tendaient à attribuer ce rôle à des groupes militants organisés. Mais il ne parvenait pas à percevoir quels groupes militants organisés pourraient constituer cette base d’appui. Aujourd’hui, avec 40 ans de recul par rapport aux écrits de Marcuse, cette opposition, certes encore très faible, peut s’incarner ou s’incarne en partie déjà, dans tout un ensemble d’organisations politiques, para-syndicales et syndicales, à condition qu’elles revendiquent un anticapitalisme clair, conséquent, développant, à l’image de Krisis, une analyse marxienne de la crise, et proposant des projets de rupture radicale avec le capitalisme et l’Etat.

    Cependant, les adversaires de la libération sont et ont toujours été aux aguets, afin d’empêcher ou de repousser une sortie inéluctable du capitalisme. En premier lieu les fascistes, qui arrivent depuis quelques années sur le devant de la scène politique en Europe. Mais il faut aussi parler de la sociale démocratie, qui comprend les vieux partis communistes post-staliniens, dont il faut rappeler qu’ils ont eu longtemps la mainmise sur la CGT, principal syndicat de lutte au XXème siècle. Ils ont ainsi contribué, à travers les stratégies stériles de programme commun, et la défense de l’emploi qualifié au non d’une certaine critique du lumpenprolétariat, à l’hégémonie de l’antilibéralisme, du keynésianisme de gauche, et par conséquent de la valorisation capitaliste et de la défense de l’économie de marché, au prix de l’abandon de l’abolition du salariat, revendication historique de la CGT. Ils ont aussi contribué, par une politique de terreur répressive, à écarter de la CGT et de leurs propres appareils, de nombreux militants syndicaux combatifs et révolutionnaires, à saper leur influence, renvoyant leurs positions à du radicalisme gauchiste ou de l’intellectualisme petit-bourgeois. Notons aussi que l’influence, certes marginale, mais tout de même existante et encore trop conséquente, qu’exerce encore la pensée proudhonienne au sein des milieux libertaires, notamment en France. Cette dernière contribue également à défendre une certaine logique de mini capitalisme moralisé, mais toujours concurrentiel et dépendant du procès de valorisation.

    Renvoyer ainsi le mouvement ouvrier et le syndicalisme à un mouvement pour le travail correspond à une vision holiste. Elle occulte bien rapidement les contradictions internes et les courants oppositionnels et révolutionnaires qui y ont existé, en minorité, depuis le départ. Ce n’est qu’a l’aune de ces grands soulèvements que ces mouvements ont développé un caractère révolutionnaire, et ces basculements, n’auraient certainement pas eu lieu sans le travail de persévérance et de formation des militants anticapitalistes, communistes et anarchistes.

    La question de l’autogestion ouvrière

    Anselm Jappe, dans un séminaire intitulé « Philosophie et libération », critique l’autogestion comme possible forme d’accompagnement du capitalisme. Les ouvriers, expropriant et reprenant en main l’appareil productif, pourraient le faire fonctionner à leur compte, donc d’une manière qui n’abolirait ni la marchandisation, ni la valorisation du capital. Ils pourraient décider démocratiquement de licencier une partie du personnel, (quitte ensuite, grande mode actuelle de certains mouvements pseudo démocratiques, à tirer au sort). Cette critique est tout à fait juste si elle s’adresse aux mouvements qui perçoivent dans les SCOP, comme à ceux qui percevaient dans les coopératives et le mutuellisme au XIXème siècle, une forme avant-gardiste de l’émancipation sociale, et dans les ouvriers de ses structures le sujet, l’avant-garde de la transformation radicale de la société.

    Or cette vision de l’autogestion est très réductrice. C’est celle qui était notamment prônée par la CFDT ou le PSU durant les années 70. Cependant, il existe bien d’autres réflexions sur la question de l’autogestion. En premier lieu, celle de Castoriadis, qui distingue autogestion partielle, se limitant à l’atelier (fausse autogestion) et autogestion complète, à l’échelle de la société (véritable autogestion). En outre, la réflexion de Castoriadis renvoie à peu près exactement à la critique qu’avaient adressés les collectivistes et communistes libertaires au courant mutuelliste, et aux mêmes propositions d’organisation de la société, basées sur le fédéralisme et l’autogestion. Les communistes libertaires allaient même plus loin, en développant des réflexions sur l’abolition complète du salariat et de l’argent, et un fonctionnement social où la production serait organisée en partant des besoins des individus plutôt que par les besoins de valorisation et les mécanismes de l’économie financière, rejoignant ainsi les propositions et les aspirations de Krisis.

    Or les anarchistes, anarcho syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires, communistes libertaires, ont exercé une influence non négligeable au sein du mouvement ouvrier : de la CGT du début du XXème siècle à la CGT SR, jusqu'à la création de Solidaires, ils ont été actifs dans les syndicats et ont œuvré à lutter contre la tendance dominante de l’accompagnement de la croissance capitaliste et au développement d’un projet social alternatif, en rupture avec le procès de valorisation. Ces courants continuent de se revendiquer de l’expropriation des propriétaires du capital, de l’abolition du salariat, de l’autogestion généralisée, d’un projet social où la production est organisée en fonction des besoins humains et non de la marchandisation et de la valorisation capitaliste. Ils développent une approche que l’on pourrait qualifier de gradualiste, partant des luttes sociales pour parvenir à la grève générale, aux premières expropriations, au fédéralisme autogestionnaire, puis à l’expropriation générale et au fédéralisme autogestionnaire complet, permettant progressivement une rupture le fonctionnement capitaliste de la société.

    Pourquoi faut-il continuer alors à défendre le syndicalisme ? La raison est simple : les travailleurs disposent du savoir faire nécessaire au fonctionnement de l’appareil productif. Ils peuvent le détourner et le faire fonctionner autrement, à d’autres fins, que le procès de valorisation. De plus si un mouvement contre le travail, tel que définit par Krisis, se développait, le syndicalisme aurait nécessairement sa part à jouer : certes, pas le syndicalisme de la CFTC, CFDT, de FO, ou d’une part actuellement importante de la CGT, mais un syndicalisme révolutionnaire, qui comprendrait Solidaires, les CNT, des fractions importantes de la CGT, et même plus largement s’il s’agit effectivement d’un important contre le travail, la marchandisation et la valorisation capitalistes. Le syndicalisme révolutionnaire serait un levier important, le syndicat révolutionnaire un point d’appui organisationnel et logistique incontournable dans le processus de ré-approproation-démocratisation-transformation des moyens de production et de rupture avec l’économie capitaliste, l’investissement privé, la concurrence et le profit.

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