• L'Economie de Marx pour les Anarchistes - Chapitre 10 (final)

    Une critique anarchiste de l'économie politique de Marx

    La théorie économique de Marx se distingue de plusieurs manières. Il a commencé à partir de la question de savoir comment le travail était utilisé et organisé pour produire et distribuer des biens et des services. Pour consommer des choses, les gens doivent d’abord travailler pour les produire et les distribuer, et organiser leur travail à cet effet. L’accent mis sur le travail permet de comprendre la manière dont les travailleurs modernes sont exploitées, et même comment l'étaient les serfs et les esclaves d'autrefois. Certains travaillent et d'autres vivent de ce travail (même s’ils dépensent de l’énergie dans l'organisation de ceux qui travaillent et pour faire en sorte qu'ils ne se révoltent pas). Les théories alternatives ne font pas clairement apparaître cette réalité, ou, plutôt, l’obscurcissent.

    Marx voyait le capitalisme comme un système historique dynamique, entraîné par les conflits internes. Il avait une origine, il a atteint son apogée, maintenant il décline, et il se terminera. En cela, il ne diffère pas des systèmes socio-économiques précédents. (Si l'humanité se rend au communisme libertaire, elle évoluera également, mais la manière dont elle évoluera se situe au-delà de notre capacité de prédiction). Les économistes bourgeois écrivent comme si les catégories du capitalisme pouvaient s’appliquer de tous temps, ou tout au moins comme s’ils s’attendaient à ce que le « marché libre » puisse durer éternellement, en tant que système économique parfait, que « fin de l'histoire ».

    D'une manière générale, l'analyse de Marx a bien résisté. Contrairement aux économistes classiques, il a prédit la poursuite du cycle des affaires, avec ses conclusions dans les crises. De même, il a prédit la croissance d’entreprises capitalistes toujours plus grandes, en semi-monopoles. Il s’attendait à ce que le capitalisme développe des conflits de classe, des guerres, de la pourriture écologique, et un marché mondial en pleine expansion.

    La critique de l'économie politique développée par Marx consiste en un ensemble d'outils théoriques utiles pour comprendre les conditions actuelles de l'économie capitaliste et ses probables développements futurs. Mais les outils ne sont pas meilleurs que leurs utilisateurs. Il a été dit que les économistes marxistes avaient prédit 20 des 5 dernières récessions. Plus précisément, quelques marxistes ont prédit que la Seconde Guerre mondiale serait suivie d'une longue période de prospérité. Pas plus que ce que n’ont fait de nombreux économistes libéraux ou conservateurs, mais le marxisme était censé être supérieur. Une fois que la prospérité d'après-guerre était installée, la plupart des théoriciens marxistes de renommée ont déclaré que l'époque de la décadence capitaliste n’était plus d’actualité. Ils ont dit que la prospérité allait durer indéfiniment (presque tous les économistes bourgeois avaient affirmé la même chose).

    La plupart des économistes marxistes n’ont pas appliqué à l'Union soviétique ou la Chine maoïste le concept de capitalisme d'État de Marx et d’Engels. La plupart étaient des partisans politiques de ces régimes ! Même les quelques uns qui ne l’étaient pas ne se sont pas attendus à ce qu'ils se transforment en capitalisme traditionnel. Même maintenant, peu nombreux sont ceux qui disposent d’une véritable l'explication de la manière dont c’est arrivé.

    Pour être juste, la compréhension des structures sociales (c’est-à-dire les actes, les pensées, et les sentiments communs des gens) est difficile. Marx essayait d'être aussi scientifique que les sciences dures ou naturelles, mais c’est probablement impossible. Depuis plus de 30 ans, peu d'entre nous ont prédit l'effondrement final de la prospérité de l'après-guerre, sur la base de notre compréhension de l'économie politique marxiste. Au lieu de cela, l'économie mondiale a continué de glisser progressivement sur une pente descendante, avec des hauts et des bas. Je crois, avec d'autres, que 2008 a été le début d'une nouvelle période de crise et de déclin. Nous verrons bien. (Voir les références.)

    Prédisant cela, je me suis souvent senti comme un géologue en Californie, en disant: « Ne continuons pas à construire des maisons ; à un certain moment, il y aura un énorme tremblement de terre qui va aplatir villes ». Les gens demandent à ce géologue, « Quand ce grand tremblement de terre se produira-t-il? » Le géologue répond qu’il ne sait pas. « Peut-être cette année. Peut-être dans une décennie ou deux. Peut-être dans un siècle. » (Tout cela est vrai.) « Oubliez ça ! Nous tentons nos chances de construire nos maisons. ». L’économie politique est beaucoup plus complexe que la géologie. Contrairement aux strates géologiques, les classes et les groupes sociaux ont une conscience et font des choix (les gens ont un « libre arbitre »). Il est donc difficile de faire des prédictions et plus difficile encore de persuader les gens quand nous les faisons.

    Les critiques de Kropotkine

    Malgré une rivalité politique et personnelle amère, Bakounine avait une très haute opinion de la théorie économique de Marx. Dans la même période, l'anarchiste Carlo Cafiero à publié son propre résumé du Capital. Au fil des années, de nombreux autres anarchistes partageaient la même opinion positive. Mais pas Kropotkine, l'anarchiste le plus influent après Bakounine. Il a toujours eu une opinion négative à propos de Marx et de ses théories. Il a expressément rejeté le point de vue de Marx sur l'économie.

    Peut-être que le meilleur exposé des opinions de Kropotkine sur l'économie politique se trouve dans son pamphlet, « La science moderne et l'anarchisme » (à mon avis, il ne s’agit pas de l’un de ses meilleurs travaux). Il y explique sa vision générale du monde : « L'anarchisme est un concept du monde fondé sur une explication mécanique de tous les phénomènes, embrassant l'ensemble de la nature – qui comprend, y compris ... les problèmes économiques, politiques et moraux. Sa méthode d'investigation est celui des sciences exactes et naturelles ... ». (2002 ; p. 150).

    Kropotkine rejeté la dialectique en tant que mysticisme scientifique. Cependant, il développait, en réalité, une approche similaire à celle de Marx, visant à créer une vision globale de l'univers, des atomes aux mouvements sociaux, le tout dans un système théorique. L'anarchiste Errico Malatesta a cité la déclaration de Kropotkine ci-dessus et a répondu: « Il s’agit d’une philosophie, plus ou moins acceptable, mais il ne s’agit certainement ni de la science, ni de l'anarchisme ... Il s’agit d’un concept purement mécanique ... Avec un tel concept, quel sens les mots, « volonté, liberté, responsabilité » peuvent-ils avoir ? ... On ne peut plus transformer le cours des affaires humaines prédestinée que l'on peut changer le cours des astres. Et ensuite? Qu'est-ce que l'anarchie a à voir avec cela ? » (1984; pp. 41, 44)? (C’est précisément pour contourner cette rigidité du matérialisme mécanique que Marx utilise la dialectique matérialiste ; le succès qui en résulte est une autre question).

    Dans cet essai, Kropotkine développe une section sur « les lois économiques ». Il y a présenté sa compréhension de ce que l'économie était. « ... L'économie politique ... doit occuper par rapport aux sociétés humaines une place dans la science semblable à celle tenue par la physiologie en relation avec les plantes et les animaux ... Elle devrait viser à étudier les besoins de la société et les différents moyens ... pour leur satisfaction ... Il devrait se préoccuper avec la découverte de moyens pour la satisfaction de ces besoins ... . » (p. 180)

    Il s’agit là d’une définition particulière. Encore une fois, comme Marx et Engels, Kropotkine nie une différence fondamentale entre les sciences physiques et les sciences sociales (le rôle de la conscience). Même ainsi, il laisse de côté un aspect fondamental de la science, à savoir l'étude objective de la manière dont fonctionnent les choses. En particulier, il ne mentionne pas ce qui est d'une grande importance pour Marx, à savoir, l'examen de la façon dont le capitalisme fonctionne. Au lieu de cela, il saute à la question de savoir comment organiser une économie qui puisse satisfaire les besoins des gens. (Voir la comparaison effectuée par Bakounine entre Proudhon et Marx, citée dans le chapitre 1). Il s’agit d’un bon sujet sur lequel travailler, et Marx peut à juste titre être critiqué pour ne pas l’avoir suffisamment fait. Mais il ne se substitue toujours pas à un examen de la façon dont le capitalisme fonctionne et de ce que sont ses tendances.

    Kropotkine continue de critiquer « les économistes, à la fois la classe moyenne et des camps sociaux-démocrates ... l'économie politique socialiste .... » (p. 179). Il est clair qu'il signifie, par ces derniers, qu’il s’agit des marxistes. Il les critique spécifiquement pour leur théorie de la valeur travail. Il affirme qu'ils maintiennent que, « dans un marché parfaitement libre, le prix des marchandises est mesuré par la quantité de travail socialement nécessaire à leur production » (p. 177). Il affirme qu’elle « ... est présentée avec une merveilleuse naïveté « comme une loi invariable » » (p. 178). En fait, il fait remarquer que la relation entre le temps de travail, la valeur d'échange, et de prix, comme les autres lois scientifiques, « ... est très complexe ... chaque loi de la nature a un caractère conditionnel » (pp. 178-179), ce qui est vrai. Cependant, comme je l'ai souligné à maintes reprises, Marx a expliqué que tous ses « lois » politico-économiques sont fortement modifiées dans la pratique et affectées par des forces agissant en sens inverse. Elles apparaissent toujours, a-t-il déclaré, que comme des « tendances ». Toute cette critique est fondée sur l'ignorance de la méthode de Marx.

    Les critiques de Kropotkine, à propos de la théorie économique de Marx, sont ainsi résumées, « ... Kropotkine croyait que l’utilité subjective et la valeur d'échange fixaient toutes deux les prix, mais il a ajouté que les relations de pouvoir jouaient également un rôle important. [Alexander] Berkman a développé ce point, affirmant que les prix ne sont pas simplement le reflet de choix subjectifs individuels ou des valeurs d'échange objectives. Les prix ont été affectés par le temps de travail, par les niveaux de l'offre et de la demande, et ont également été manipulés par des monopoles puissants et par l'Etat. » (Van der Walt & Schmidt, 2009 ; p. 90).

    Le problème avec cette « critique » de la théorie de Marx est qu'elle est tout à fait correcte – et fait déjà partie de la théorie. Je l'ai expliqué dans le chapitre 2. La « transformation » des valeurs (du temps de travail socialement nécessaire) en prix monétaires, est affectée par un certain nombre de choses. En particulier, Kropotkine et Berkman abandonnent le taux de profit moyen, ce qui modifie la composition de la valeur de la marchandise – à partir de la valeur du capital constant + de la valeur du capital variable + de la valeur de plus-value dans les valeurs des capitaux constant + variable + de la valeur du taux moyen de profit (la nouvelle forme étant le « prix de production »).

    J’ai déjà discuté des points de vue de Marx sur la croissance des sociétés géantes et la tendance à l'étatisation, toutes deux affectant la croissance de la valeur fictive – et des prix. « Les choix individuels subjectifs » sont également déjà inclus dans la théorie, en ce que (1) la marchandise doit avoir une valeur d'usage afin d'avoir une valeur d'échange, c'est-à-dire qu’il faut que quelqu'un veuille l'acheter, et que (2) les prix sont postulés comme fluctuants (autour du coût de production) selon la loi de l'offre et de la demande – la demande étant la somme des « choix subjectifs ».

    Les Micro-économistes, étudiant la manière dont une entreprise crée les prix, peuvent sauter les calculs concernant le temps de travail et la valeur. Certes, un businessman ne traitera pas de cela. Ils visent à récupérer ce qu'il leur en coûte pour produire les matières premières à un montant plus ou moins proche du taux de profit moyen ; ils cherchent à obtenir autant de travail que possible de leurs travailleurs et à les payer aussi peu que possible. Ils en savent beaucoup, mais, fondamentalement, ils en restent à la surface de la fixation des prix, ce qui est approprié pour ce qu'ils font.

    Mais Marx n’était pas intéressé par les prix individuels. Il a étudié le fonctionnement global d'une société, la manière dont elle générait des profits, ce qui causait ses crises, la façon dont ses entreprises pourraient évoluer ensemble, et comment on pourrait s’attendre à ce que ses travailleurs soient traités. Ses objectifs étaient de sensibiliser les travailleurs quant à ce que le capitalisme faisait, pour les avertir de ses dangers, et de les aider à renverser le capitalisme (tous ces objectifs sont communs à ceux de l'anarchisme révolutionnaire). À ces fins, la valeur travail est très utile. La théorie multi-causale de la création des prix de Kropotkine et Berkman, cité ci-dessus, tandis qu’elle est superficiellement vraie, ne nous dit pas-même d’où les profits proviennent ou si les travailleurs sont exploités.

    Le problème avec le marxisme

    La critique de Kropotkine de l'économie de Marx était un échec. Cependant, il nous reste encore un problème. Le marxisme est sorti des mêmes mouvements socialiste de la classe ouvrière que l'anarchisme, et il partageait, pour beaucoup, les mêmes valeurs et les mêmes objectifs. Sa critique de l'économie politique est utile pour comprendre l'économie et la lutte contre le capitalisme. Voilà ce que je viens de dire dans ce livre.

    Pourtant, l'histoire du marxisme, en tant que mouvement, a été horrible. Pour le répéter, les partis sociaux-démocrates, directement influencés par Marx et Engels, sont devenus réformistes, étatistes, contre-révolutionnaires, et pro-impérialistes. Ils ont soutenu leurs Etats impérialistes en guerre dans la Première Guerre mondiale et se sont ensuite battus contre les révolutions Russe et Allemande. Ils ont échoué à lutter contre la montée du fascisme. Pendant la guerre froide ils ont soutenu l'impérialisme occidental et abandonnés toutes les revendications favorables à un nouveau type de société.

    Lénine, Trotsky, et d'autres, ont essayé de faire revivre le marxisme révolutionnaire pendant la Première Guerre mondiale et après, avec la révolution Russe. Au lieu de cela, ils ont établi un Etat policier dirigé par un parti unique. Sous Staline, les choses ont évolué vers des formes de capitalisme totalitaires d'Etat qui ont assassiné des dizaines de millions de travailleurs et de paysans dans le monde entier. Enfin, ces économies se sont effondrées dans le capitalisme traditionnel.

    Le marxisme n’était pas censé être une foi religieuse, mais une praxis matérialiste. Comme Engels aimait à le dire, « la preuve du pudding est dans l'alimentation ». Comment se fait-il que quelque chose qui semblait avoir de si bons objectifs, de bonnes valeurs, et une bonne théorie, se termine si mal ? Qu'est-ce que cela nous dit à propos de la théorie ?

    Il peut être soutenu que l'anarchisme a aussi subi ses échecs. Pas plus que le marxisme, il n'a jamais conduit les travailleurs à la révolution socialiste. Il y avait des aspects racistes et autoritaires dans les vues de Proudhon et Bakounine. Kropotkine a trahi l'anarchisme en soutenant les alliés impérialistes dans la Première Guerre mondiale. Dans la révolution espagnole de 1936 à 1939, les anarchistes traditionnels ont abandonné leur programme et ont trahi la classe ouvrière en rejoignant le gouvernement libéral bourgeois. Ils retenaient la révolution ouvrière, entraînant la victoire du fascisme espagnol. C’est un fait avéré. Il reste beaucoup à faire pour améliorer la théorie et la pratique anarchiste. (Ce travail est une petite contribution en vue de cet objectif). Au moins, l'anarchisme n'a pas tué des dizaines de millions de personnes travaillant au nom du communisme.

    Dans ce travail, je viens de parler des problèmes avec la théorie de Marx. Le premier est celui de son centralisme. Sa vision du socialisme, à certains égards, donne l’impression d’un capitalisme purifié. Il serait construit sur la collectivisation et la socialisation du travail, qui sont créés par les semi-monopolisations et étatisations capitalistes. Ils seront retirés ensemble dans une agence centralisée (vraisemblablement dirigée par une minorité dans un centre) qui va développer un vaste plan global couvrant l'ensemble de l'économie. Dans tous ses écrits à propos des « individus librement associés », il n'a jamais considéré la possibilité d'une décentralisation, de bas en haut, en ce qui concerne la forme de la planification économique démocratique. Tout au plus, il a préconisé une amélioration de la démocratie représentative, au travail et dans la communauté. Mais il n'a jamais conçu d'enracinement dans la démocratie directe en face-à-face.

    Le problème ne réside pas dans un étatisme brut en tant que tel. Marx ne développait pas le culte de l'Etat et ne se faisait pas l’avocat du totalitarisme. Mais il a été influencé par la tradition jacobine présente dans le gauchisme européen. L'Etat lui semblait être l'institution naturelle capable d’intégrer l’ensemble de l'économie, car il avait tendance à le faire, même sous le capitalisme. Il était donc judicieux de l'utiliser (ou de créer un nouvel Etat), qui pourrait ensuite évoluer vers un non-Etat, une structure publique non-coercitive. Ce point de vue a été attaché à la principale différence tactique entre Marx et les anarchistes dans la Première Internationale, à savoir que le premier voulait parrainer des partis ouvriers dans toute l'Europe, afin de fonctionner pour les bureaux du gouvernement, et que les seconds s'y opposèrent. Je pense que les vues pro-centralisation, pro-Etat, de Marx, ont joué un rôle majeur dans le développement des visions autoritaires du socialisme des continuateurs de Marx, et des politiques autoritaires en général.

    L’autre facteur principal de la dégénérescence du marxisme après Marx est un peu plus philosophique et subtil. Il s’agit du concept selon lequel le capitalisme tendrait « inévitablement » et « inexorablement » vers le socialisme. Là où les roues patinent ; l’acquisition par les travailleurs de la conscience de classe y constitue une sorte de sous-produit, le capitalisme se déplaçant dans ses crises, et la révolte ouvrière créant la phase inférieure du communisme. (Cela a été critiquée par Ron Tabor ; 2004.). Cet automatisme est liée au non-moralisme de Marx, à son échec à relier le mouvement marxiste à toutes sortes de valeurs idéales, de sorte que les travailleurs vont se battre pour le socialisme parce que les travailleurs vont se battre pour le socialisme, non pas parce qu'il s’agit, moralement, de la bonne chose à faire. Il n'y a donc pas besoin d'en dire beaucoup sur ce à quoi une société socialiste pourrait ressembler, en tant que but à atteindre, car il lui suffit d’être invoqué pour parvenir à se dérouler.

    Comme je l'ai montré, il y avait des solutions de rechange à ce point de vue dans le marxisme de Marx, la croyance qu'il n'y avait pas un, mais (au moins) deux possibilités, ce qui nécessitait un choix moral. Mais cela n'a pas été souligné dans l’ensemble de leur travail, et il était ainsi facile de passer à côté. De même, en parcourant leurs écrits, il est possible de trouver des éléments de la vision d'une société communiste libérée. Elle serait sans division entre travail manuel et intellectuel, écologiquement équilibrée, sans Etat, etc. Mais cela a été trop rarement soulevé. Il n’y avait pas non plus d’effort pour se référer à une norme morale et les objectifs éthiques.

    Qu’arrive-t-il donc lorsque l'histoire produit un capitaliste d'État prenant la forme d’un cauchemar de masse meurtrier et totalitaire, qui s’auto-désigne comme « socialiste » ? La plupart des marxistes révolutionnaires décidèrent que, puisque ce fut la résultante du processus historique, il devait s’agir du « socialisme réellement existant ». il devait donc être accepté. L'idée de le comparer à une vision d'une libre association des individus coopérants n’est pas venue ; pour la plupart des marxistes, une telle vision n’existait pas.

    Marx a présenté sa pensée comme un tout. Le « Marxisme » (ou « socialisme scientifique ») comprenait la critique de l'économie politique (mon sujet ici). Il comprenait une méthode de fond plus large pour l'étude de la société : le matérialisme historique. Il comprenait une approche philosophique : le matérialisme dialectique. Il comprenait des stratégies pratiques et politiques : les partis électoraux de travailleurs du bâtiment, ainsi que les syndicats.

    Ce fut une vision du monde totale, justifiée parce qu'elle allait être la vision du monde d'une nouvelle classe montante, le prolétariat. (En fait, la bourgeoisie, la classe dirigeante actuelle, avait plus d'une philosophie, plus d’une théorie économique, et plus d’une stratégie politique, de sorte qu'il devrait être possible pour les travailleurs d'avoir également plusieurs points de vue). C’est parce que je ne peux pas accepter la totalité de cette vision du monde que je ne me considère pas comme un marxiste. (Je me désigne comme un « anarchiste informé du marxisme ».)

    En fait, le marxisme, ou ce qui se fait appeler le « marxisme », est bien devenue l'idéologie d'une nouvelle classe montante de droit : la bureaucratie collective de l'Etat capitaliste.

    Dans la couche montante des gestionnaires et de la bureaucratique du capitalisme, une section se radicalise, rejetant la règle de la bourgeoisie traditionnelle. Au contraire, ils se considéraient comme les nouveaux dirigeants (bénévoles). Pour eux, une variante du marxisme est devenue une idéologie justificatrice et un programme politique qui mène au pouvoir. Dans les pays « communistes », le marxisme est devenu une rationalisation pour garder le pouvoir. Cette évolution avait été prédite par Bakounine et Kropotkine.

    Je ne nie pas du tout la sincérité de vues libertaires-démocratiques, humanistes et prolétariennes de Marx et Engels. Ce fut – et demeure – un aspect réel et précieux de Marx et du marxisme d'Engels. Mais tout au long de l'histoire de la société de classe, les mouvements de libération ont été corrompus, les transformant en outils des élites qui luttent pour remplacer les anciens dirigeants par eux-mêmes, en utilisant les gens comme un bélier contre les anciens dirigeants. Compte tenu du faible niveau de productivité, il devait en être ainsi. Mais maintenant, il est possible de gagner de la libération humaine. Il existe une technologie qui pourrait fournir beaucoup pour tous – mais qui menace de destruction totale si elle n’est pas prise des mains de la classe dirigeante. Et il existe une classe ouvrière, internationale et socialisée, qui est capable – potentiellement – de parvenir à une société vraiment désaliénée.

    Mais les vieilles pressions sont toujours là. Tout ce qui rend un mouvement vulnérable à l’élitisme, le rend autoritaire et antidémocratique, affaiblit les aspects libertaires révolutionnaires du mouvement. Ce fut donc prouvé avec le marxisme, en dépit de ses contributions. Ensuite, même les aspects véritablement libérateurs de la théorie, y compris sa critique scientifique de l'économie politique, peuvent être utilisés à mauvais escient par la nouvelle élite. Les bureaucrates peuvent utiliser y compris les aspects véritablement démocratiques-libertaires du marxisme pour couvrir la réalité de la tyrannie capitaliste d'État. Le « Marxisme » a servi à des fins de distraction et de rationalisation.

    Le Marxisme Libertaire

    Il existe tout un éventail de personnes qui acceptent les idées de Marx et sont généralement d'accord avec sa stratégie de la révolution prolétarienne internationale, mais qui sont aussi anti-étatistes et proche de l'anarchisme de plusieurs façons. Ils sont considérés comme des marxistes libertaires, ou marxistes autonomes, ou communistes de gauche, ou encore communistes libertaires (ces deux derniers termes ne distinguent pas clairement entre les anarchistes-communistes et les marxistes d’extrême-gauche). Ils rejettent à la fois le léninisme et la social-démocratie. Ces groupes comprennent les communistes de conseils, la tendance Johnson-Forrest (CLR James, Raya Dunayevskya, Grace Lee Boggs), opéraïstes italiens, autonomes, les débuts de Socialisme ou Barbarie (Castoriadis), le Groupe Solidarité Britanique, et d'autres.

    Je n’ai pas le temps ou la place ici pour examiner de près ces tendances. Leur principale vertu, pour moi, doit être claire : c’est qu'ils utilisent la critique de Marx de l'économie politique tout en rejetant les interprétations étatistes.

    D'autre part, tout en restant marxistes, ils ne parviennent pas à analyser de façon satisfaisante comment le marxisme à développé ces tendances totalitaires. Ils manquent d'une critique du marxisme. Certains sont, en quelque sorte, léninistes (Lénine était à un moment, mais les conditions ont changé : le point de vue de la tendance Johnson-Forest, toujours détenu par les adeptes de Dunayevskaya). D'autres ne le sont pas, mais tiennent toujours à centraliser ou à un déterminisme non moralisateur. Certains sont à proximité de la tendance Bordiguiste, qui a été très à gauche, mais aussi centralisatrice et opposée à la démocratie.

    Dans le temps, beaucoup de ces marxistes autonomes font les mêmes erreurs que beaucoup d'anarchistes. Ils opposent souvent la construction d'organisations spécifiques des révolutionnaires aux vues similaires pour participer à des regroupements plus larges. Beaucoup s’opposent, par principe, au fait de participer à des syndicats (même en s’opposant aux bureaucrates), aux luttes de libération nationale (même en s’opposant au programme du nationalisme), ou à tout type de fronts uniques. (Mais je pense qu’ils ont raison de s’opposer à l’électoralisme). Ce sont, bien évidemment selon moi, des problématiques politiques ; beaucoup d'anarchistes sont d'accord avec une telle politique.

    Aujourd'hui, beaucoup, peut-être la plupart, de radicaux qui se considèrent comme anarchistes n’acceptent pas une stratégie révolutionnaire prolétarienne. Ils croient en la construction progressive et pacifique de contre-institutions qui finiront par remplacer l'Etat et le capitalisme – essentiellement la vieille stratégie de Proudhon. Il est décevant pour moi que même ceux qui s’identifient avec la tendance autonome (libertaire) dans le marxisme, en soient venus, de manière similaire, à rejeter la révolution prolétarienne. Certainement pas tous, mais beaucoup ont remplacé la classe ouvrière par le concept de la « multitude », ou ont dilué le « prolétariat » pour y inclure presque tout le monde. Ils rejettent la révolution (l’insurrection populaire visant à renverser l'Etat – qui peut être plus ou moins violente dans l'auto-défense) en faveur du retrait du capitalisme, en quelque sorte, d’une stratégie qu'ils appellent « l'exode ».

    Quels que soient les défauts et les limites de Marx et d’Engels, de Bakounine et Kropotkine, ils ont eu raison de défendre la révolution de la classe ouvrière. En dépit de leurs désaccords et leurs défauts, nous nous tenons sur leurs épaules. Nous misons sur leur travail. La révolution ouvrière est la seule voie pour une société apatride et sans classes, non oppressive, démocratique et coopérative, des individus librement associés, « dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

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