• L’Etat: «bête noire» des (néo)libéraux - Alain Bihr

    Dans la suite des contributions démystifiantes d’Alain Bihr sur la «novlangue» du néo-libéralisme [1], nous publions cet article consacré à l’Etat. Il met le doigt sur une contradiction des (néo)libéraux qui présentent, d’une part, la société en tant que réalité auto(re)productrice et, d’autre part, le besoin de l’existence, de la construction d’une «instance supérieure» – l’Etat – pour assurer le contrôle, l’organisation, la régulation… de cette société capitaliste. (Réd)

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    Bête noire des néolibéraux, l’Etat est aussi leur casse-tête ! Tous l’accablent des pires mots en lui reprochant d’être le principal responsable des principaux maux dont souffre le monde contemporain. Tous rêvent par conséquent de s’en débarrasser ou, du moins, de le réduire à la portion congrue. Et tous finissent cependant par concéder, quelquefois du bout des lèvres, qu’on ne peut s’en passer. En somme, c’est un mal nécessaire !

    Ce paradoxe s’explique par la contradiction dans laquelle s’enferre la pensée (néo)libérale: elle pose des prémisses (les rapports capitalistes de production) et voudrait ne pas avoir à en assumer les conclusions (l’Etat comme appareil central de reproduction de ces rapports). C’est dire combien elle ne comprend ni ce qui en est des unes, ni ce qui en est des autres, en encore moins les rapports qui les lient. 

    Un mal nécessaire

    Au fond de la pensée (néo)libérale gît une intuition proprement révolutionnaire, qu’elle ne parvient d’ailleurs pas à assumer véritablement. La société serait une réalité auto(re)productrice, qui n’aurait pas besoin d’une instance supérieure et extérieure à elle (en l’occurrence l’Etat) pour se diriger, s’organiser (se réglementer, se réguler) et se contrôler. Au contraire, outre qu’elle ne peut qu’être despotique (ne replissant aucune fonction nécessaire, elle ne peut procéder que de la volonté de puissance maligne de ses dirigeants), une telle instance ne peut que brider la capacité auto(re)productrice de la société et créer par conséquent toute une série de dysfonctionnements.

    Cette capacité d’auto(re)production, les (néo)libéraux la voient se réaliser sous une double forme. D’une part, sous celle du marché. En effet, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’exposer dans le feuilleton de cette rubrique consacré au marché, non seulement ce dernier disposerait selon eux d’une vertu d’autorégulation qui en assurerait en permanence l’équilibre ; mais encore cet équilibre serait optimal, en ce sens qu’il assurerait la conjonction des intérêts particuliers et de l’intérêt général. A condition précisément que rien ni personne (à commencer par l’Etat) ne vienne perturber le fonctionnement supposé rationnel du marché: à condition que rien ni personne ne vienne entraver la liberté des individus d’entrer dans des rapports d’échange marchands, pour y poursuivre leurs seuls intérêts personnels, ni ne vienne fausser le jeu de la concurrence entre les échangistes. «La concurrence libre et non faussée», dont parlait l’article 4 de la première partie de feu le projet de traité constitutionnel européen, est précisément ce qui est censé garantir l’efficacité et la rationalité du marché, partant la capacité de la société à s’auto(re)produire.

    Aux yeux des (néo)libéraux, cette dernière se réaliser, d’autre part, sous la forme de la société civile, c’est-à-dire de la contractualisation généralisée des rapports sociaux. Dans le feuilleton de cette rubrique que j’ai consacré à la société civile, j’ai montré en effet pourquoi et comment, au sein d’une société dominée par le marché, tous les rapports sociaux, à commencer par les rapports marchands, tendent à prendre la forme de rapports contractuels, impliquant que les individus eux-mêmes prennent la forme de sujets de droit: d’individus porteurs de prétentions qu’ils peuvent légitimement faire valoir face à autrui, sur la triple base de la pleine possession et de leur personne et de leurs biens,  de la pleine autonomie de leur volonté et de la parfaite égalité (réciprocité) de prétentions et d’obligations entre les contractants. Et nous avons vu que cette subjectivité juridique tend alors à se fétichiser sous la forme d’une qualité ou propriété que tout individu semble posséder de par sa nature même d’être humain, indépendamment des rapports sociaux dans lesquelles il est pris.

    Marché et société civile, développement des échanges marchands et contractualisation généralisée des rapports sociaux sont donc les deux formes sous lesquelles les (néo)libéraux reconnaissent la capacité d’auto(re)production de la société et desquelles ils attendent la réalisation de cette dernière. Ce sont donc aussi elles qui sont censées nous libérer de l’Etat selon eux.

    Pour leur  malheur, cependant, ils doivent rapidement reconnaître que ni l’une ni l’autre de ces deux formes ne sont pleinement et parfaitement autonomes: que l’une et l’autre doivent faire appel, sous la forme de l’Etat, à une instance transcendante qui seule peut en garantir l’autonomie, en même temps qu’elle la limite. Chassé par la porte d’apparat du marché et de la société civile, l’Etat revient par l’entrée de service… des ‘instruments’ indispensables au bon fonctionnement de l’un et de l’autre !

    En effet, dès lors qu’ils se développent en dépassant le stade du simple troc, les rapports marchands font appel à la médiation monétaire. Et, quelle que soit sa forme (métallique, fiduciaire, scripturale), la monnaie, devenue le pivot de la circulation des marchandises, doit être garantie dans sa validité sociale pour pouvoir remplir ses différentes fonctions (étalon des prix, moyen de circulation, moyen de réserve): il faut qu’elle ne puisse pas être récusée par quelque échangiste que ce soit. Cela implique notamment qu’elle échappe à la mainmise de chacun des échangistes en particulier qui en font usage, pour être contrôlée par une instance impersonnelle, placée en dehors des rapports immédiats entre les échangistes privés, qu’elle soit par conséquent garantie par un pouvoir public uniquement préoccupé de bon fonctionnement du marché par la caution qu’il apporte à sa validité. Et cette instance publique impersonnelle, c’est l’Etat ! Bref, là où il y a de la monnaie, l’Etat est nécessaire pour la garantir. Première (in)conséquence obligeant le (néo)libéralisme a en rabattre dans ses prétentions anti-étatiques.

    Mais un raisonnement analogue peut et doit aussi se mener à propos de la médiation contractuelle. Qu’un tel pouvoir soit également nécessaire à l’ordre civil, c’est l’évidence même. C’est qu’un tel ordre est fondamentalement fragile au sens propre: il risque de se rompre à tout moment. Car il ne repose que sur la bonne volonté des contractants, leurs engagements réciproques, dans des conditions de séparation et d’oppositions de leurs intérêts singuliers qui ne peuvent que les inciter à ne pas respecter leurs engagements. Et en cas de litige entre deux sujets de droits, dès lors que ceux-ci ne peuvent pas tomber d’accord pour régler le dit litige à l’amiable (entre eux), la nécessité se fait nécessairement sentir d’un tiers pour trancher le litige et dire le droit. Ainsi le pouvoir politique est-il le tiers inclus indispensable de et dans l’ordre civil ; ou, en d’autres termes, il est la condition nécessaire de l’ordre civil, le garant de la paix civile sans lequel la continuité des rapports contractuels serait sans cesse remise en cause sans jamais parvenir à se rétablir. Bref, là où il y a du contrat et du droit, l’Etat n’est pas moins nécessaire pour les garantir. Deuxième inconséquence.

    De cette double inconséquence résulte la position habituelle des (néo)libéraux à l’égard de l’Etat. Forcés qu’ils sont de reconnaître la nécessité de l’existence de l’Etat sur la base de leurs propres prémisses, du moins s’efforcent-ils d’en réduire autant que possible le champ d’intervention, de le limiter à ses seules fonctions dites régaliennes: battre la monnaie (garantir la validité sociale de la monnaie) ; dire le droit (rendre justice) ; exercer le monopole de la violence légitime, à l'intérieur (assurer la police) comme à l'extérieur (par la diplomatie et la force armée). Faute de pouvoir disparaître, du moins l’Etat doit se limiter à n’être que le garant (monétaire, juridique et répressif) du bon fonctionnement des marchés et de la société civile. [2]

    L’Etat comme appareil central de la reproduction du capital

    Si l’immense majorité des (néo)libéraux sont finalement bien forcés de reconnaître qu’il ne peut y avoir de capitalisme sans Etat, ils ne comprennent pas pour autant les rapports qui lient les deux. Ou plutôt, prisonniers qu’ils sont des formes fétichistes du marché et de la société civile, ils ne sont capables d’en saisir au mieux que quelques aspects précédents.

    Pour comprendre de manière plus ample et plus profonde les rapports entre capitalisme et Etat, il faut commencer par aborder le premier terme de ces rapports à partir d’autres concepts  que ceux de marché et de société civile. En l’occurrence par celui de rapports capitalistes de production. Il apparaît alors que l’Etat constitue l’appareil central de reproduction de ces rapports et que, à ce titre, loin de constituer une instance accessoire dont on pourrait vouloir et espérer pouvoir se débarrasser pour mieux faire ‘fonctionner’ le marché et la société civile, il est précisément ce qui permet au capitalisme de ‘fonctionner’: aux rapports capitalistes de production de se reproduire. En ce sens, loin d’être un mal nécessaire, il est au contraire un bien indispensable au regard de la marche de ses rapports.

    Je ne peux me proposer de développer pleinement cette thèse dans le cadre de cet article. Je me contenterai d’en indiquer quelques grandes lignes. [3]

    En premier lieu, l’Etat remplit des fonctions indispensables au niveau du procès immédiat de reproduction: du procès de production et du procès de circulation du capital, fonctions qu’il est le seul à pouvoir remplir. Et pas seulement dans les limites et sous la forme de la gestion de ces deux méditions essentielles de ce procès que sont la monnaie et le droit (droit commercial, droit financier, droit du travail, etc.), comme nous l’avons déjà vu. C’est ainsi par exemple, et pour en rester à ce qui est relativement connu, que la régulation de ce procès, bien loin de pouvoir compter sur les seules autorégulations marchandes (la concurrence), est aussi et surtout l’œuvre de l’Etat: c’est notamment grâce à lui (par l’intermédiaire de sa politique salariale, de sa politique monétaire, de sa politique budgétaire, etc.) que sont constamment corrigées les non moins constants déséquilibres qui naissent dans la répartition du capital social entre les différentes branches de production, déséquilibres générateurs des crises sectorielles et conjoncturelles ; tout comme l’Etat prend une part décisive dans l’activation de la lutte contre la baisse tendancielle du taux moyen de profit, génératrice des crises structurelles de l’accumulation.

    En second lieu, l’Etat est le maître d’œuvre de la production des conditions sociales générales des procès de production et de circulation du capital. Non pas qu’il génère l’ensemble de ces conditions à lui seul ; mais c’est lui qui organise leur mise en cohérence et en synergie. C’est le cas, par exemple, pour la reproduction de la force sociale de travail, que la seule circulation marchande de cette force (la circulation de cette force comme marchandise: son échange contre le salaire direct et l’achat de moyens de consommation grâce à ce dernier) ne suffit pas à assurer: l’Etat y prend une part considérable, que ce soit par le biais des politiques sociales ou par celui du système d’enseignement, pour en rester à ce qu’il y a de plus évident. De même, seul l’Etat (au sens large, impliquant à ce titre ce qu’on nomme habituellement les pouvoirs publics locaux) est-il en mesure par sa réglementation de l’urbanisme tout comme par ses politiques de planification spatiale (d’aménagement du territoire) d’assurer une relative cohérence dans le maillage de l’espace social par les équipements collectifs et les services publics, qui sont autant de conditions indispensables à la valorisation des capitaux singuliers.

    En troisième lieu, enfin, l’Etat joue un rôle non moins central dans le procès de reproduction des rapports de classes, donc dans la reproduction de la domination de la classe capitaliste dans et par les luttes de classes – ce qu’ignore complètement une pensée (néo)libérale profondément individualiste et qui, à ce titre, est profondément étrangère à la réalité des rapports de classes et notamment des luttes de classes. Ce rôle est d’ailleurs éminemment complexe, puisque l’Etat est le champ, le moyen et l’enjeu à la fois de l’unification de la classe dominante (l’Etat est le seul vrai parti de la bourgeoisie), de la constitution de son hégémonie (c’est dans et par lui que se réalise autour de la classe dominant un bloc social assurant son hégémonie), enfin de la neutralisation (dosant intégration et répression) de la lutte des classes dominées, au premier rang desquelles le prolétariat évidemment.

    En dépit de leur concision, les quelques lignes qui précèdent suggèrent l’ampleur de la méconnaissance par la pensée (néo)libérale de la réalité de l’Etat, en définitive sa superficialité et sa naïveté sur le sujet. Pas étonnant dans ces conditions qu’elle se laisse aussi grossièrement piéger sur ce terrain. J’aurai en effet l’occasion de montrer dans de prochains feuilletons de cette rubrique que cela n’a pas été sans lui valoir quelques déboires au cours de son histoire. Déboires qui risquent bien de se répéter à l’avenir.


    * Alain Bihr est professeur de sociologie à l’Université de Franche-Comté. Il collabore régulièrement au Monde diplomatique.

    1. «La flexibilité», 12 décembre 2006, «Egalité et “égalité des chances”», 7 septembre 2006; «Les charges sociales», 6 septembre 2006; «Le capital humain», 6 mars 2006; «La réforme», 28 novembre 2005; «La refondation sociale», 1 novembre 2005; «Le marché», 13 mai 2005

    2. Il faut signaler l’existence, au sein de la mouvance néolibérale, d’un courant marginal, se dénommant selon le cas libertarien, libéral-libertaire ou anarcho-capitaliste qui maintient envers et contre tout l’idée que le capitalisme (réduit à la combinaison marchés = société civile) peut se passer de l’Etat. Ses représentants les plus connus sont David Nolan aux USA et Henri Lepage en France.

    3. Pour une développement plus conséquent de cette thèse, je renvoie à La reproduction du capital, Lausanne, Page deux, 2001, passim. .

    (6 février 2007)

    Source : http://alencontre.org/archives/Ecran/BihrEtat02_07.htm

    « Comment poser la question de la «Préhistoire du Capital» - Alain BihrLe triomphe catastrophique du néolibéralisme - Alain Bihr »

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