• Point de vue sur : "Pour en finir avec l'économie - décroissance et critique de la valeur".

    Afficher l'image d'origineLe livre est une série d’échange de points de vue entre Serge Latouche et Anselm Jappe, à l’occasion de plusieurs conférences organisées entre 2011 et 2015.

    Serge Latouche n’est plus à présenter. Economiste de formation, et auteur de nombreux travaux, il est l’un des principaux théoriciens de la décroissance.
    Anselm Jappe est philosophe et membre du courant critique de la valeur (Wertkritik), courant connu à travers les revues Krisis, Exit !, Sortir de l’économie, et des ouvrages comme Manifeste contre le travail et La Grande dévalorisation. Ce courant se propose de procéder à une relecture de Marx, mettant davantage en avant sa critique radicale du capitalisme, de sa dynamique de crise et du fétichisme de ses catégories fondamentales (économie, valeur, marchandise, travail, argent, Etat).

    Globalement, comme l’indique son titre (Pour en finir avec l’économie), il y a un consensus dans tout l'ouvrage sur la dimension spécifiquement historique de l’apparition de l’économie et du capitalisme, contre les tentatives de les faire apparaître comme transhistoriques et éternelles, ainsi que sur la nécessité de sortir de l'idéologie de la croissance et des catégories fondamentales de l'économie tel qu’on la connait. Il y a également consensus global en ce qui concerne l’insoutenabilité des modes de production contemporains et la nécessité de les transformer radicalement.

    Anselm Jappe intègre parfaitement les problématiques concrètes de la décroissance (crise climatique, écologique, raréfactions des ressources).
    Comme à l'habitude, il développe une critique de l'économie capitaliste portant à la fois sur ses aspects abstraits et concrets et des perspectives d’une ouverture sur une société émancipée. On retrouve aussi les traces de ses travaux sur l’antipolitique et la critique de l’Etat, ainsi qu’une série de perspectives telles que l’expropriation généralisée de la classe capitaliste, la reprise en main et la gestion directe des moyens de production et leur usage dans un sens social et écologique, le fédéralisme et la fin de la concurrence marchande (ces positions sont sensiblement similaires à celle développée par le mouvement Anarchiste-Communiste Libertaire).
    Ses apports sur le développement historique de l’échange marchand et de la monétarisation de la vie à partir des besoins militaires des Etats constituent aussi un apport incontournable.
    Il n’y a guère que deux critiques que l’on puisse adresser à Anselm Jappe. La première et qu’il se réfugie parfois dans une position de théoricien critique n’ayant pas à formuler de propositions concrètes immédiatement applicables. Mais en vérité, ce n’est pas un si grand mal puisqu’il n’y en a pas véritablement. Les solutions immédiates sont actuellement marginales et n’amènent pas de changements fondamentaux quand à la marche du système. Il ne s’agit que de bouffées d’air ponctuelles dans un quotidien de plus en plus asphyxiant. De plus, il propose bel et bien des perspectives de construction à plus long terme (réappropriation et transformation des moyens de production et des rapports sociaux de production, la démocratie directe et le fédéralisme). Dommage qu’il ne développe pas davantage sur les conditions pratiques et les nécessités organisationnelles qu’une telle démarche implique ; cependant, ce n’était pas véritablement ici l’objet du débat.
    Le dernier reproche, assez anecdotique en vérité, porte sur la dimension sensément épanouissante du travail « physique » de la terre. Cette dimension épanouissante est peut-être valable, durant une durée limitée ou soumises à des variations continues, pour une minorité de personnes bien portantes avec une constitution solide. Mais globalement, si on tient compte des problèmes de santé qui peuvent en résulter, elle s’est historiquement payée, se paye et se paiera encore, au prix fort pour la plupart des gens qui n'ont pas des reins, des épaules ou des genoux solides). Le retour à ce type de travail, dans le cas d'une nécessité tragique d'une décroissance plus profonde que ne l’envisagent les décroissants eux-mêmes, amènerait à une triste réalité où le handicap et la souffrance physique prendraient une large place (elle arriverait certainement avec la défaire historique d’un communisme soutenable qui tarderait trop à se mettre en place).

    Serge Latouche, quant à lui, développe une critique de l'économie qui, comparée à celle de Jappe, semble bien trop abstraite et idéologique. Il est, au passage, assez amusant de constater que le "philosophe" (Jappe) développe une critique plus profonde et concrète au niveau de l’économie, tandis que l'économiste (Latouche) se place davantage sur le terrain de la sociologie de l’imaginaire, de la philosophie morale et de l'idéologie.
    Latouche éprouve une difficulté claire à penser ce qu'est vraiment l'économie capitaliste. Sa réflexion sur les monnaies ne tient pas compte de la fonction réelle de la monnaie, enchâssée dans une série de rapports sociaux de production et de distribution, en tant que médiatrice de la valeur (du temps de travail contenu dans les biens produits et de la valeur d'échange, logique quantitative qu'il critique pourtant). Il ne perçoit pas les problèmes qu'une économie monétaire de marché peut poser, par exemple, en terme de "disproportion", de "surproduction", de domination du "travail abstrait" et de la valeur (temps de travail - inégal - contenu dans les marchandises, apportant aux travailleurs des revenus nécessairement inégaux), donc d'impératif de rendement et d'augmentation du capital pour les différentes unités de production pour se rattraper ou gagner en efficience, afin d’éviter des pertes de revenus et des licenciements de personnel.
    Ses critiques de la croissance, des taux de croissance, ne tiennent pas compte du fait que les formes de bases du capitalisme (argent, marchandise, anarchie de la production, concurrence) sont justement la base du capitalisme, qu'elles ne sont pas neutres et utilisables n'importe comment, qu'elle contiennent un type de rapports déterminé, et que ce mode de production, avec ses formes de base, ne peut fonctionner que pour - en fonction de - la reproduction élargie du capital. C’est cette dynamique d'accumulation constante de capital et de production constante de valeur qui fait que la société capitaliste tient debout, y compris son volet social, qui n’est pas autonome, mais se finance par ponction sur la valeur produite. Il faut donc nécessairement toujours produire plus de valeur, il faut plus de croissance, pour les faire exister dans ce type de mode de production. Et paradoxalement, c’est dette dynamique qui menace la société d’effondrement économique et écologique, et qu’il faut défaire, en défaisant, y-compris, les formes de base du mode de production capitaliste.
    Même s'il se dit anticapitaliste, et reconnait la justesse de certaines remarques d'Anselm Jappe sur la critique radicale du capitalisme, Serge Latouche s’en écarte bien rapidement lorsqu’il s’agit d’en parler concrètement (Ce point avait déjà été relevé par J-P Tertrais, dans un article du Monde Libertaire : http://www.monde-libertaire.fr/anticapitalisme/12108-decroissance-ou-capitalisme-dp1).
    En matière d’actions à court-terme, il retombe systématiquement dans une logique, réformiste et keynésienne, de moralisation du capitalisme, et dans une critique exclusivement financière. Il reproche notamment à la gauche de ne pas au moins critiquer la finance - tandis qu’il s’agirait plutôt de lui reprocher de ne critiquer que la seule finance, plutôt que le mode de production capitaliste dans son intégralité, en comprenant le rôle de bouée de sauvetage que joue la finance. Il développe également des analyses très personnifiantes et morales de la domination capitaliste, en occultant alors tous les déterminismes systémiques qui font l'éthos capitaliste, c'est à dire que les acteurs du capitalisme agissent de cette façon parce qu’il s’agit là de la seule manière pour eux d’exister dans ce système (système qu’il faut bien entendu abattre avec la domination de classe qui l’accompagne). En poursuivant son raisonnement, Latouche se dirige sur une pente glissante. Il revendique, dans la droite lignée des « économistes atterrés », des mesures protectionnistes et souverainistes. Le pendant démocratique-libertaire et décentralisé-fédéraliste se trouve alors lui aussi repoussé aux calendes grecques). Mais il va encore plus loin, puisque, au-delà du simple fait que les propositions des atterrés soient similaires à celles du Front National, il valide l’action de certains gouvernements d’extrême droite contre la finance (a défaut de critiquer de leur défense de la propriété privée et de l’exploitation capitaliste) - bien qu’il regrette que ces mesures n’aient pas été prises par la gauche, et se garde de toute adhésion idéologique quant aux aspects les plus racistes et réactionnaires du fascisme. Cependant, avec un discours aussi ambigu, il participe de toute la clique des confusionnistes de gauche qui, bien involontairement pour la plupart, ouvrent un boulevard au fascisme en France et en Europe.
    D'autre part, sa position sur les possibilités de politiques keynésiennes semble totalement transhistorique : le keynésianisme n'a été possible que durant la période de compromis post-fordiste d'après seconde guerre mondiale. Cette période est close depuis le milieu-fin des années 70. Il s’agissait d’une situation aux conditions économiques et politiques très particulières (destruction et reconstruction, fort besoin de main d’œuvre et fortes possibilités d’extorsion de la plus value, progrès de la productivité technique et nouveaux besoins d’administration du capital, extension et diversifications des marchés dans le monde, consommation de masse, pratiques d’obsolescence programmées, etc. - pour les conditions économiques ; crainte de soulèvement révolutionnaire et/ou de basculement de l’Europe du côté de l’URSS, etc. - pour les conditions politiques). Hormis durant cette période, le keynésianisme, tout comme le protectionnisme et le souverainisme, n'ont jamais donné de résultats durablement probants… ni avant, ni après. Les tentatives récentes de keynésianisme n’ont abouti qu’a assécher davantage les puits de valeurs nécessaires à la reproduction du capital, les caisses des Etats, à alourdir les dettes et a la mise en place de plans d’austérité. Ces solutions sont donc chimériques.
    Autre fait notable aussi, Latouche se revendique de l'écosocialisme (d'une décroissance écosocialiste, ou d'un écosocialisme décroissant, pourrait-on dire). Si l'on considère sa vision keynésienne du socialisme, son projet est celui d'un éco-keynésianisme. Mis a part la contradiction concrète avec la décroissance, selon laquelle le keynésiannisme ne peut tenir qu'avec la croissance, (monétaire et des activités de production rentables, donc toujours plus extensive et intensive à la fois), on constante encore une fois que c'est la notion même de socialisme qui pose problème, qui est source de confusion, au sein de l'éco-socialisme. Il est aussi intéressant de constater que le keynésianisme « social » se combine très bien, chez Latouche et d'autres (Frédéric Lordon par exemple, ou encore Thierry Brugvin), avec le « socialisme utopique » et l'anarchisme proudhonien, qui trouvent un certain écho dans la mouvance écosocialiste. Faits également notables dans cette version du socialisme : l’impasse sur la critique de l’économie politique et la perspective finale d’une émancipation inachevée, maintenant - et justifiant presque le maintient - des catégories de base du capitalisme (argent, valeur, marché libre et petite concurrence, donc de l’anarchie de la production et de ses conséquences : surproduction, disproportion, pertes de rentabilité, chômage et faillites), et refusant ainsi le passage à un mode de production communiste.
    Il est ainsi clair ici, avec une telle vision, que la décroissance ne peut se suffire en tant que projet politique d’émancipation et que l'écosocialisme est extrêmement polluée par la logique réformiste, keynésienne et Etatiste. C’est en cela qu’il nous faut, contre l’éco-keynésianisme, l’Etatisme et le réformisme politique, défendre une décroissance qui soit communiste libertaire et syndicaliste révolutionnaire. Il est nécessaire continuer de batailler pour que le mouvement décroissant (et pas uniquement) se radicalise sur les questions (anti-)économiques et (anti-)politiques.

    Pour en revenir à l’ouvrage, cette exposition de points de vue encore sensiblement différents entre la critique de la valeur (qui selon nous l’emporte haut la main) et la décroissance (qui doit encore progresser), peut être déroutante pour ceux qui ne connaissent pas bien les deux mouvements et n’en ont pas eux-mêmes amorcés la synthèse. Fort heureusement, la synthèse proposée par Massimo Maggini à la fin de l’ouvrage apporte certains éclairages. Elle semble intéressante et très pertinente à certains moments. Cependant, il est possible de lui reprocher de n’être pas suffisamment tranchée, un sur certains points qui auraient peut-être dus l’être.

    Le débat entre critique de la valeur et décroissance mériterait aussi d'être élargi à d’autres questions, comme celles des forces et des limites des mouvements sociaux, de la stratégie militante et organisationnelle pour convaincre et faire évoluer les mouvements dans leur critique du capitalisme et de la stratégie de changement social.

    Dans tous les cas, ce fut une lecture captivante et enrichissante, qui aide bien a faire le point sur l’état d’avancée de ces deux courants de pensée, et qui suppose à la fois des approfondissements ultérieurs, ainsi que la construction de convergences pratiques à l’avenir.

    Floran Palin,
    Auteur des sites : Décroissance Communiste Libertaire & Esprit Critique Révolutionnaire

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