théorie critique et émancipation radicale
Programme d'urgence vs projet de société ?
Les défenseurs du programme d'urgence sont généralement très critiques envers les projets de société et réciproquement. Les premiers reprochent aux seconds d'être des bâtisseurs d'utopies abstraites, construites ingénieusement dans la tête de quelques cerveaux brillants mais faisant fit du mouvement dialectique réel, des contradictions que produit le système en son sein, qui sont autant de dynamiques de changement à l’œuvre dans la société réellement existante pour sa propre abolition révolutionnaire. L'utopisme, trop centré sur la réalisation hors sol de son projet, peut être aveugle au mouvement réel tendant à abolir l'ordre établi, se déconnecter des grandes masses et ne pas jouer de rôle révolutionnaire. Second niveau de la critique, s'adressant à des courants politiques articulant transition et utopisme : l'utopie peut se retrouver rapidement obsolète, que ce soit par les réalisations du mouvement réel qui la dépasse, ou encore se poser comme frein à ce mouvement, les utopistes tenant absolument à accomplir préalablement certains éléments de leur projet plutôt que de poursuivre les tendances révolutionnaires en cours. Il s'agit là d'un risque qui est en effet à considérer.
Mais les tenants du programme d'urgence ne sont pas à l'abri de la critique. D'une part, le programme d'urgence, qui ne propose pas grand chose au-delà de la société existante, ne bénéficie pas de l'effet stimulant au niveau de l'imaginaire que possèdent les projets de société et utopies, que ce soit en termes de visualisation d'un possible ou d'éveil du désir de changement. Au contraire, ils peuvent à la fois faire croire que la société qu'ils décrivent à travers un ensemble de mesures sociales serait à la fois désirable et tout a fait satisfaisante pour les prolétaires (ce qui est faux, nous y viendront plus tard). De plus, il existe aussi le risque que les tenants du programme d'urgence s'érigent comme une techno-bureaucratie conservatrice, cherchant du haut de son expertise à faire appliquer ses mesures propres (tout comme ce peut-être le cas pour les utopistes) en dépit des aspirations et de la créativité du mouvement réel d'abolition du capital, et freinent ce mouvement en vertu de la tendance au conservatisme des acquis de la révolution. En découle ici un risque d'autoritarisme, comme cela s'est déjà produit par le passé. Ainsi, si le programme d'urgence peut avoir une certaine utilité, il convient, d'une part, de l'agrémenter d'éléments de dépassement, afin qu'il demeure programme de transition, c'est-à-dire que le processus révolutionnaire ne débouche pas sur une hypostase. D'autre part, il s'agit de ne pas développer à son égard un attachement trop rigide, qui risquerait de le transformer en un instrument fétiche contre-révolutionnaire.
La logique méconnue du programme de transition
Pourquoi les tenants du programme de transition considèrent-ils qu'il est inutile de formuler une utopie, et de surcroît, de chercher à la bâtir dans la société existante pour qu'elle la supplante ? Comme évoqué précédemment, l'explication tiens dans le rapport des communistes à la dialectique de la matière et de l'histoire. Selon cette analyse, le capitalisme n'est pas éternel et doit s'effondrer un jour pour laisser la place à un autre mode de production. Il crée de lui même sa négation. D'une part, à travers le marché et le processus d'accumulation-concentration-centralisation du capital, il crée une socialisation de la production à l'échelle planétaire soit les bases matérielles embryonnaires d'un socialisme, qui n'est freiné que par le caractère encore privée de la production. D'autre part, il crée son fossoyeur, en la personne du prolétariat salarié, qui, du fait de ses conditions d’existence dégradées, est appelée, s'il conserve sa volonté d'action plutôt que de se laisser écraser, à renverser la classe dominante et à réaliser ce nouveau mode de production. Le capitalisme crée de plus, de par ses contradictions internes, les conditions de son effondrement, périodique, et peut-être un jour final (?!).
L'inéluctabilité des lois de la dialectique, des crises et de la concentration-centralisation du capital, de la nécessité de combat des prolétaires, ainsi que de l'effondrement à venir du capitalisme, constituaient les bases théoriques du marxisme et de la seconde internationale, dans laquelle ont baigné aussi bien les Kautsky, Luxemburg, Lénine et Trotsky. La concentration du capital était considérée comme une marche nécessaire vers le communisme, le questionnement résidant dans l'exercice de la volonté, le moment, et le moyen à employer pour accompagner ou accélérer cette marche. Ainsi, il était tout a fait possible de présenter un programme en apparence peu exigeant et pouvant être perçu comme réformiste, peu radical concernant l’abolition de la propriété privée des moyens de production. En effet, d'une part, le processus de concentration du capital se chargerait de le faire, éliminant progressivement par sa dynamique propre les petits propriétaires incapables de suivre et de s'équiper pour concurrencer les grosses entreprises fortement mécanisées. D'autre part, les mesures révolutionnaires – socialisation des grandes entreprise, des banques et du crédit – auraient pour effet d'encercler les propriétaires indépendants et les coopératives, leur fournissant moyens de production et matière premières, et en déterminant le prix et les quantités ; ou leur achetant matières premières ou produits de consommation intermédiaires, ou encore leur ouvrant ou non l'accès aux crédits à la production. Les unités de production indépendantes seraient en vérité insérées dans un système dont elles dépendaient en termes d'approvisionnement, de débouchés et de financement. Les travailleurs et travailleuses de ces unités indépendantes, au-delà de leurs statuts de copropriétaires associés seraient en vérité les salariés de la collectivité, puisque leurs conditions de travail et leurs revenus dépendraient des besoins extérieurs aux leurs, c'est-à-dire ceux de la collectivité. L'indépendance des coopératives ou des entrepreneurs individuels n'est donc qu'un leurre. Cependant, il s'agit là, sous un certain angle, d'un leurre avantageux comparé à la situation des entrepreneurs sous le capitalisme.
Les possibilités du programme de transition
L'application de l'ensemble des mesures du programme de transition constituerait un progrès indéniable, tout comme, dans un stade avancé, l'expropriation des patrons et le passage à l'autogestion. Les salarié.e.s d'hier, devenu.e.s travailleurs.euses au sein de coopératives, verraient leur moyens de consommation augmentés et maîtriseraient leurs conditions de travail. Du moins, ces moyens seraient augmentés – temporairement – par le fait que les capitalistes ne s'approprieraient plus une part de ce travail pour leur consommation personnelle, que les banques pourraient délivrer des crédits à taux plus bas, voire taux zéro, que les distributeurs, devenus publics, ne se prendraient plus une marge conséquente, qu'il ne s'agirait plus de rémunérer de grands actionnaires privés, etc.
La socialisation-centralisation des banques et des trésoreries des grandes entreprises permettrait, en outre, d'assurer quant-à-elle les péréquations nécessaires pour soutenir les entreprisses en difficultés passagères, et faciliter la reconversion des travailleurs en cas de déclin ou cessation d'activités de certains unités, branches ou section de la production et de la distribution. Cependant, il n'en demeurerait pas mois que la société devrait continuer à faire face à une multitudes de contraintes (telles que les crises ou l'accumulation d'une masse de valeur nécessaire au financement de l'aide sociale) qui rendrait la mise en place de dispositifs de soutien social encore bien laborieuse.
Les insuffisances du programme de transition
Nous avons pu voir précédemment que la condition d'indépendance des entrepreneurs individuels et des coopératives dans un système collectiviste n'était qu'un leurre. Mais plus important encore, ce leurre masque de surcroît une réalité potentiellement précaire et contraignante pour cette production encore privée. Ces unités de production seraient placées dans une relation de dépendance asymétrique avec la collectivité. Elles dépendraient financièrement d'une collectivité qui elle pourrait, pour diverses raisons, se passer de leurs services et les laisser sombrer, ainsi que les personnes qu'elles emploient. De telles catastrophes sont de plus favorisées par les conditions de la production marchande, qui constituent le terreau de la crise.
En effet, bien que toutes les mesures transitives permettraient un progrès indéniable, n'en demeurerait donc pas moins qu'avec la production coopérative dans le cadre de la distribution marchande, chaque entreprise produit indépendamment des autres pour la vente sur le marché. Il en découle que les ouvrier.e.s, devenus possesseurs de leurs moyens de production et co-entrepreneurs au sein de coopératives, restent vulnérables aux mêmes dangers que les entrepreneurs sous le capitalisme actuellement : concurrence, surproduction, disproportion, non correspondance entre offre et demande, retards de production, difficultés d'écoulement, retards de paiements, et au final, risque de crise, chômage, faillite, paupérisation d'une partie de la population malchanceuse dans la crise. Les unités de production les plus à la pointe élimineront les autres et prendront leur espace, voire se constitueront en trust. Les tavailleurs.euses au chômage devront repasser par la pénible situation de recherche d'emploi et des baisses de revenus. Pas très différent du capitalisme actuellement. C'est en grande partie pour cela que le programme de transition ne constitue pas un projet de société, et devra nécessairement être dépassé. C'est bien pour cela que la forme coopérative devait être dépassée. Ainsi :
« Si l’on veut sérieusement substituer à la propriété capitaliste la propriété coopérative des moyens de production, (...) il faut aller jusqu’à la suppression de la production marchande .
(…) Ce que le mode de production socialiste exige, c’est d’abord la transformation des entreprises capitalistes individuelles en entreprises coopératives. Cette transformation est proposée par ce fait que, comme nous l’avons vu, la personne du capitaliste devient un rouage de plus en plus inutile dans le mécanisme économique. Puis, le mode de production socialiste exige encore la réunion en une seule grande coopérative de toutes les exploitations qui, pour un état déterminé de la production, sont nécessaires pour que soient satisfaits les besoins essentiels d’une société. »
Karl Kautsky, Le programme socialiste, IV La Société future
Alliance avec les réformistes ? Jusqu'où ?
Dès lors, le chemin est tout tracé. Le programme de transition constitue, selon cette conception, un pont entre la société présente et la société future, à condition de ne pas oublier le pas qu'il restera à franchir pour traverser ce pont, celui de l'abolition de la société marchande.
La question qui se pose alors est : avec qui s'allier pour réaliser ce programme ? Faut-il, et dans quelles conditions, soutenir des formations réformistes qui soutiennent également les mêmes mesures, mais sont obstinément aveugles, voire défavorables, à ses perspectives de dépassement, et véhiculent la vision d'une hypostase dangereuse ? Si l'expérience du « front populaire », ou encore celle du « programme commun » des années 80, tendent à accréditer la nécessité d'une politique indépendante des révolutionnaires, la situation actuelle et la nature des organisations qui y sont actives aujourd'hui est-elle comparable ? Une victoire de la gauche réformiste, aujourd'hui, constituerait un appel d'air face au néolibéralisme débridé et à la pression d'extrême droite. Cependant, la possibilité d'une politique réellement émancipatrice au service des travailleuses et des travailleurs dépendra non pas d'une armada de député.e.s et de sénateurs.trices, mais en premier lieu de la capacité d’organisation et de résistance des mouvements sociaux et de l'intensité de la lutte face aux offensives du capital.