• « La bonne et la mauvaise nouvelle », par Anselm Jappe

          Il y a deux nouvelles. La bonne nouvelle est que notre vieil ennemi, le capitalisme, semble se trouver dans une crise gravissime. La mauvaise nouvelle est que pour le moment aucune forme d’émancipation sociale ne semble vraiment à portée de main et que rien ne garantit que la fin possible du capitalisme débouchera sur une société meilleure. C’est comme si l’on constatait que la prison où l’on est renfermé depuis longtemps a pris feu et que la panique se diffusait parmi les gardiens, mais que les portes restaient verrouillées… 

       La crise du capitalisme est devenue indéniable. Mais elle n’est pas due aux actions de ses adversaires. Tous les mouvements révolutionnaires modernes et presque toute la critique sociale ont toujours imaginé que le capitalisme disparaîtra parce que vaincu par des forces organisées, décidées à l’abolir et à le remplacer par quelque chose de meilleur. La difficulté était de battre en brèche l’immense pouvoir du capitalisme, qui résidait autant dans les fusils qu’il était ancré dans les têtes mêmes ; mais si l’on y parvenait, la solution de rechange était déjà à portée de main : en effet, c’était l’existence même d’un projet alternatif de société qui causait, en dernière instance, les révolutions. 

       Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est l’effondrement du système, son autodestruction, son épuisement, son sabordage. Il a rencontré finalement ses limites, les limites de la valorisation de la valeur qu’il portait dans son noyau depuis le début. Le capitalisme est essentiellement une production de valeur, qui se représente dans l’argent. Seul ce qui donne de l’argent intéresse dans la production capitaliste. Cela n’est pas dû essentiellement à l’avidité des méchants capitalistes. C’est le fait que seul le travail attribue de la « valeur » aux marchandises. Et cela veut dire aussi que les technologies n’ajoutent pas de valeur supplémentaire aux marchandises. Plus on utilise des machines et d’autres technologies, moins il y a de la valeur dans chaque marchandise. Mais la concurrence pousse incessamment les propriétaires de capital à utiliser des technologies qui remplacent le travail. Ainsi, le système capitaliste sape ses propres bases, et il l’a fait depuis ses débuts. Cela est exactement le problème connu comme « suraccumulation de capital ». Seule l’augmentation continuelle de la production des marchandises peut contrecarrer le fait que chaque marchandise contient toujours moins de « valeur », et donc de sur-valeur, traduisible en argent. On connaît les conséquences écologiques et sociales de cette course folle à la productivité. Mais il est également important de souligner que cette chute de la masse de valeur ne peut pas être compensée éternellement et qu’elle entraîne finalement une crise de l’accumulation du capital même. Dans les derniers décennies, l’accumulation défaillante a largement été remplacée par la simulation à travers les finances et le crédit. Maintenant, cette vie « sous perfusion » du capital a également rencontré ses limites, et la crise du mécanisme de la valorisation semble désormais irréversible. 

       Cette crise n’est pas, comme certains veulent le croire, une ruse des capitalistes eux-mêmes, une manière de faire passer des mesures encore plus défavorables aux travailleurs et aux bénéficiaires d’aide publique, de démanteler les structures publiques. Il est incontestable que certains acteurs économiques réussissent encore à tirer des gros bénéfices de la crise, mais cela veut seulement dire qu’une tarte toujours plus petite est coupée en parts plus grandes pour un nombre toujours plus réduit de concurrents. Il est évident que cette crise échappe à tout contrôle et menace la survie du système capitaliste en tant que tel. 

       Bien sûr, cela ne veut pas dire automatiquement que nous assistons au dernier acte du drame commencé il y a 250 ans. Que le capitalisme a atteint ses limites – au plan économique, écologique, énergétique – ne signifie pas qu’il va s’écrouler d’un jour à l’autre, même si cela n’est pas à exclure totalement. On peut plutôt prévoir une longue période de déclin de la société capitaliste, avec des îlots situés un peu partout, souvent entourés de murs, où la reproduction capitaliste marche encore, et de vastes étendues de terre brûlée où les sujets post-marchands doivent chercher à survivre comment ils le peuvent. Le trafic de drogue et le fouillage des déchets sont deux des faces le plus emblématiques de ce monde qui réduit les êtres humains mêmes à des « déchets » et dont le plus grand problème n’est plus d’être exploités, mais d’être simplement « superflus » du point de vue de l’économie marchande, sans avoir cependant la possibilité de retourner à des formes pré-capitalistes d’économie de la subsistance dans l’agriculture et l’artisanat. Là où le capitalisme et son cycle de production et de consommation ne fonctionnera plus, on ne pourra simplement retourner à des formes anciennes de société, mais on risque d’entrer dans de nouvelles formes qui combinent les pires éléments des autres formations sociales. Et il est sûr que ceux qui vivent dans les secteurs de la société qui « marchent » encore vont défendre leurs privilèges bec et ongles, avec des armes et des techniques de surveillance toujours plus sophistiquées. Même en tant que bête mourante, le capitalisme peut encore faire des ravages terribles, pas seulement en déclenchant des guerres et des violences de tout genre, mais aussi en provoquant des dégâts irréversibles sur le plan écologique, avec la dissémination d’OGM, de nanoparticules, etc. Donc, la mauvaise santé du capitalisme n’est qu’une « condition nécessaire » pour l’avènement d’une société libérée, elle n’est nullement une « condition suffisante », pour parler en termes philosophiques. Le fait que la prison brûle ne nous sert à rien si la porte ne s’ouvre pas, ou si elle s’ouvre seulement sur un précipice. 

       Cela constitue une grande différence avec le passé : pendant plus d’un siècle, la tâche des révolutionnaires était de trouver des moyens pour abattre le monstre. Si on y réussissait, il était inévitable que le socialisme, la société libre — ou quel que soit le nom qu’on lui donnait — devait lui succéder. Aujourd’hui, la tâche de ceux qui étaient autrefois les révolutionnaires se présente de manière renversée : face aux désastres produits par les révolutions perpétuelles opérées par le capital, il s’agit de « conserver » quelques acquis essentiels de l’humanité et de tenter de les développer vers une forme supérieure. 

       Il n’est plus nécessaire en ce moment de démontrer la fragilité du capitalisme qui a épuisé son potentiel historique d’évolution - et c’est une bonne nouvelle. Il n’est pas non plus nécessaire, et c’est une autre bonne nouvelle, de concevoir l’alternative au capitalisme sous des formes qui le continuent plutôt. Je dirais qu’il y a beaucoup plus de clarté aujourd’hui sur les objectifs de la lutte qu’il y aquarante ans. Heureusement, deux manières de concevoir l’après-capitalisme – deux manières d’ailleurs généralement entremêlées – qui ont dominé pendant tout le XXe siècle ont perdu dernièrement beaucoup de crédibilité, même si elles sont loin d’être disparues. D’un côté, le projet de dépasser le marché grâce à l’État, la centralisation, la modernisation de rattrapage, et de confier la lutte pour y arriver à des organisations de masse conduites par des fonctionnaires. Mettre tout le monde au travail était le but principal de ces formes de « socialisme réel » ; il faut se souvenir que pour Lénine comme pour Gramsci, l’usine de Henry Ford était un modèle pour la production communiste. Il est vrai que l’option étatique continue à avoir ses adeptes, que ce soit sous forme d’enthousiasme pour le caudillo Chavez ou en évoquant plus d’interventionnisme étatique en Europe. Mais au total, le léninisme sous toutes ses variantes a dû largement lâcher prise sur les mouvements de contestation depuis trente ans, et c’est très bien.

       L’autre manière de concevoir le dépassement du capitalisme, sous une forme qui ressemble plutôt à son intensification et à sa modernisation, est la confiance aveugle dans les bénéfices du développement des forces productives et de la technologie. Dans les deux cas, la société communiste, ou socialiste, était conçue essentiellement comme une distribution plus juste des fruits du développement de la société capitaliste et industrielle largement inchangée. L’espoir que la technologie et les machines vont résoudre tous nos problèmes a subi des coups sévères depuis quarante ans, tant à cause de la naissance d’une conscience écologique que parce que ses effets paradoxaux sur les êtres humains devenaient plus évidents. La croyance que le progrès technologique comporte le progrès moral et social, si elle ne se présente plus guère dans l’exaltation des centrales nucléaires « socialistes » ou de la sidérurgie, ou dans l’éloge inconditionnel du productivisme, a cependant trouvé une nouvelle vie dans les espoirs souvent grotesques placés dans l’informatique et dans la production « immatérielle », par exemple au cours du débat actuel sur l’« appropriation », auquel on associe depuis peu le concept des « commons », de « bien commun ». Il est vrai que toute l’histoire, et préhistoire, du capitalisme a été l’histoire de la privatisation des ressources qui auparavant étaient communes, avec le cas exemplaire des « enclosures » en Angleterre. Selon une perspective largement diffusée, au moins dans les milieux informatiques eux-mêmes, la lutte pour la gratuité et l’accès illimité aux biens numériques est une bataille qui possède la même importance historique – et elle serait, depuis des siècles, la première bataille gagnée par les partisans de la gratuité et de l’usage commun des ressources. Cependant, les biens numériques ne sont jamais des biens essentiels. Disposer toujours gratuitement de la dernière musique ou vidéo-clip peut être sympathique – mais la nourriture, le chauffage ou le logement ne sont pas téléchargeables, et ils sont au contraire soumis à une raréfaction et à une commercialisation toujours accrues. Le file-sharing peut sembler une pratique intéressante, il n’en constitue pas moins un épiphénomène par rapport à la raréfaction de l’eau potable dans le monde ou par rapport au réchauffement climatique.

       La technophilie sous des formes renouvelées apparaît aujourd’hui moins « ringarde » que le projet de « prendre le pouvoir » et constitue peut-être un obstacle majeur pour une rupture profonde avec la logique du capitalisme. Cependant, la diffusion de propositions comme la décroissance, l’écosocialisme, l’écologie radicale, le retour des mouvements paysans dans le monde entier, etc., indiquent, dans toute leur hétérogénéité, et avec toutes leurs limites, qu’une certaine partie des mouvements de contestation actuels ne veut pas confier au progrès technique la tâche de nous acheminer vers une société émancipée. Et c’est encore une bonne nouvelle…

       Si nous sommes donc un peu plus assurés qu’auparavant que le capitalisme est en crise, et s’il y a un peu plus de clarté sur les alternatives, il se pose la question suivante : comment y arriver ? Quel genre de femmes et d’hommes pourront accomplir la transformation sociale nécessaire ? Pour le dire tout de suite, on a souvent l’impression que la véritable « régression anthropologique » causée par le capital, surtout pendant les dernières décennies, a également frappé ceux qui pourraient ou voudraient s’opposer à lui. C’est un changement majeur auquel on ne prête pas toujours toute l’attention nécessaire. L’économie marchande est née dans des secteurs très limités de quelques pays seulement ; ensuite elle a conquis pendant deux siècles et demi le monde entier, pas seulement au sens géographique, mais aussi à l’intérieur de chaque société – on l’a appelé la « colonisation intérieure ». Peu à peu, toute activité, toute pensée, tout sentiment à l’intérieur des sociétés capitalistes prenait la forme d’une marchandise ou était satisfait par des marchandises. On a souvent décrit les effets de la société dela consommation, et ses conséquences particulièrement nocives lors de son introduction brutale dans des contextes dits « arriérés ». Mais on ne se représente pas suffisamment le fait qu’à cause de cette évolution la société capitaliste n’apparaît plus divisée simplement en dominateurs et dominés, exploiteurs et exploités, administrateurs et administrés, bourreaux et victimes. Le capitalisme est toujours plus visiblement une société gouvernée par les mécanismes anonymes et aveugles, automatiques et incontrôlables de la production de valeur. Tout le monde semble en même temps acteurs et victimes de ce mécanisme, même si les rôles joués et les récompenses obtenues ne sont évidemment pas les mêmes.

       Dans les révolutions classiques, et au plus haut point dans la Révolution espagnole de 1936, le capitalisme était combattu par des populations qui vivaient le capitalisme comme une extériorité, une imposition, une invasion. Ils lui opposaient des valeurs, des manières de vivre, des conceptions de la vie humaine tout autres ; ils constituaient, bon gré mal gré (il ne faut quand même pas les idéaliser), une alternative qualitative à la société capitaliste. Et, qu’ils l’admettent ou pas, ces mouvements tiraient une grande partie de leur force de leur ancrage dans des habitudes précapitalistes : dans l’aptitude au don, à la générosité, à la vie en collectif, au mépris de la richesse matérielle comme fin en soi, à une autre conception du temps… Marx même a dû admettre à la fin de sa vie que les restes de l’ancienne propriété collective de la terre encore présents en son temps chez de nombreux peuples constituent une base pour une société communiste future.

       Si cela peut constituer une lueur d’espoir, il faut reconnaître en revanche que cela signifie aussi que presque partout ailleurs, dans les pays dits « développés » comme dans les mégalopoles du reste du monde, et jusqu’aux campagnes reculées, les individus vivent de moins en moins la marchandise omniprésente comme un assujettissement étranger à leurs traditions, mais, tout au contraire, comme un objet de désir. Leurs revendications portent alors essentiellement sur les conditions de leur participation à ce règne, comme il a déjà été le cas pour le mouvement ouvrier classique. Que ce soit sous la forme d’un conflit salarié négocié par les syndicats ou d’une émeute de banlieue, la question porte presque toujours sur l’accès à la richesse marchande. Cet accès est souvent nécessaire pour survivre dans la société marchande, on ne peut pas en douter -— mais il est également avéré que ces luttes ne posent pas l’exigence de dépasser le système actuel et de créer une autre manière de vivre. A beaucoup d’égards, l’individu appartenant aux sociétés « développées » d’aujourd’hui semble plus loin que jamais d’une solution émancipatrice. Il lui manquent les présupposés subjectifs d’une libération, et donc aussi le désir de celle-ci, parce qu’il a intériorisé le mode de vie capitaliste (concurrence, vitesse, succès, etc.). Ses contestations regardent en général la peur d’être exclu de ce mode de vie, ou de ne pas y arriver ; beaucoup plus rarement son rejet pur et simple – qui était beaucoup plus fréquent dans les années 1960. La société marchande fait tarir les sources vives de l’imagination déjà chez les enfants, bombardés dès le plus jeune âge de véritables « machines à décerveler ». Cela est au moins aussi grave que les coupes dans les retraites – mais malheureusement ne pousse pas des millions de personnes à manifester dans la rue ou à prendre d’assaut les producteurs de jeux vidéo et les chaînes de « Baby Tv ».

       Les mouvements de contestation qui apparaissent en ce moment sur la scène ne sont pas dépourvus d’une certaine ambiguïté. Très souvent, les gens protestent simplement parce que le système ne tient pas ses promesses ; ainsi ils manifestent pour la défense du status quo, ou plutôt du status quo ante. Le mouvement Occupy Wall Street et ses propagations attribuent la faute de la crise actuelle à la finance et affirment que l’économie, et finalement la société tout entière, sont dominées par la haute finance. Mais est-on sûr que la toute puissance de la finance, et les politiques néo-libérales qui la soutiennent, constituent la cause principale des turbulences actuelles ? Et si, au contraire, elles n’étaient que le symptôme d’une crise bien plus profonde, d’une crise de toute la société capitaliste ? La spéculation, loin d’être le facteur qui perturbe une économie autrement saine, a permis de continuer pendant les dernières décennies la fiction de la prospérité capitaliste. Sans les béquilles offertes par la financiarisation, la société de marché se serait déjà écroulée, avec ses emplois et aussi avec sa démocratie. Ce qui se profile derrière les crises financières, c’est l’épuisement des catégories de base du capitalisme : marchandise et argent, travail et valeur.

       Face au totalitarisme de la marchandise, on ne peut pas se limiter à crier à l’adresse des spéculateurs et d’autres gros voleurs : « Rendez-nous notre argent ». Il faut plutôt comprendre le caractère hautement destructif de l’argent et de la marchandise, et du travail qui les produit. La demande que le capitalisme s’« assainisse » pour mieux repartir et devenir plus juste, est illusoire : les cataclysmes actuels ne sont pas dus à une conjuration de la fraction la plus rapace de la classe dominante, mais constituent la conséquence inévitable de problèmes qui font depuis toujours partie de la nature même du capitalisme. La vie à crédit n’était pas une perversion corrigible, mais un dernier sursaut pour le capitalisme – et pour tous ceux qui y vivent.

       Avoir conscience de tout cela évite de tomber dans le piège du populisme qui veut libérer les « travailleurs et épargnants honnêtes », considérés comme simples victimes du système, de l’emprise d’un mal personnifié dans la figure du spéculateur. Sauver le capitalisme en attribuant toutes ses fautes aux agissements d’une minorité internationale de « parasites » : on a déjà vu ça en Europe.

       La seule alternative est une critique véritable de la société capitaliste dans tous ses aspects — et non uniquement du néo-libéralisme. Le capitalisme n’est pas identique au seul marché : l’État constitue son autre visage, tout en étant structurellement soumis au capital, qui doit lui fournir les indispensables moyens économiques d’intervention. L’État ne peut jamais être un espace public de décision souveraine. Mais même en tant que binôme État-marché, le capitalisme n’est pas, ou n’est plus, une simple contrainte qui s’impose de l’extérieur à des sujets toujours réfractaires. Le mode de vie qu’il a créé passe depuis longtemps presque partout pour hautement désirable, et sa fin possible pour une catastrophe. L’évocation de la « démocratie » ne sert à rien, même pas de la démocratie « directe » ou « radicale », si les sujets auxquels on veut rendre leur voix sont largement des reflets du système qui les contient.

       Et voilà pourquoi le slogan « nous sommes les 99% », inventé, à ce qu’il paraît, par un ancien publicitaire passé à l’anti-publicité (Adbusters), Kalle Lasn, et qui est considéré comme « génial » par les médias, paraît démentiel. Il suffirait de se libérer de l’emprise de l’un pour cent le plus riche et le plus puissant de la population pour que les autres vivent heureux ? Parmi ces « 99% », combien passent des heures chaque jour devant la télévision, exploitent leurs employés, volent leurs clients, garent leur voiture sur le trottoir, mangent chez Mcdonald’s, frappent leurs femmes, mettent des jeux vidéo dans les mains de leurs enfants, font du tourisme sexuel, achètent des vêtements de marque, consultent leurs portables tous les deux minutes, bref, font partie à part entière de la société capitaliste ? Herbert Marcuse avait déjà bien défini le paradoxe, le véritable cercle vicieux de toute entreprise de libération, et qui n’a cessé depuis lors de s’aggraver : les esclaves doivent déjà être libres pour leur libération.

       Ces critiques seront taxées par quelques-uns d’excessives, peu généreuses, voire sectaires. L’important, dira-t-on, est que les gens bougent finalement, qu’ils protestent, qu’ils ouvrent les yeux. Ensuite, ils vont approfondir les raisons de leur révolte, leur degré de conscience peut s’élever. C’est possible, et notre salut en dépend même. Mais pour y arriver, il faut critiquer tout ce qu’il y a à critiquer dans ces mouvements, au lieu de leur courir après. Il n’est pas vrai que toute opposition, toute protestation est déjà une bonne nouvelle. Avec les désastres qui arriveront en chaîne et avec les crises économiques, écologiques et énergétiques qui s’aggraveront, il est tout à fait sûr que les gens se révolteront contre ce qui leur arrive. Mais toute la question est de savoir comment ils réagiront : ils peuvent vendre de la drogue et envoyer leurs filles se prostituer, ils peuvent voler les carottes cultivées par le paysan bio ou s’enrôler dans une milice, ils peuvent organiser un massacre inutile de banquiers et de politiciens ou s’adonner à la chasse aux immigrés. Ils peuvent organiser seulement leur propre survie au milieu de la débâcle, ils peuvent adhérer à des mouvements fascistes et populistes qui désignent des coupables à la vindicte populaire. Ou, au contraire, ils peuvent s’engager pour la construction collective d’une meilleure façon de vivre sur les ruines laissées par le capitalisme. Tout le monde ne se ruera pas sur cette dernière option, elle reste même la plus difficile. Si elle attire trop peu de gens, elle sera écrasée. Ce qu’on peut faire aujourd’hui, c’est donc essentiellement ceci : oeuvrer pour que les contestations, qui de toute manière ne manqueront pas de naître, empruntent le bon chemin.

    Anselm Jappe, 2012


     Version PDF 

    Source : http://www.palim-psao.fr/2015/05/la-bonne-et-la-mauvaise-nouvelle-par-anselm-jappe.html

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