• Economie et écologie : à la croisée des crises - Critique de la valeur et critique de la croissance

    Les convergences entre décroissance et démocratie libertaire ont été traitées depuis de nombreuses années. Mais, à cette synthèse, il manque encore une analyse systémique de l’économie marchande-capitaliste, des causes de la crise et des conditions de l’émancipation. C’est pourtant à partir de l’analyse des interactions entre écologique et économie qu’il sera possible de déduire les bases d’une société libre, biologiquement soutenable, et capable de satisfaire les besoins tant individuels que collectifs.

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    Introduction

    La faiblesse des mouvements anticapitalistes d’aujourd’hui, y compris libertaires, tiens dans le fait que l’analyse systémique du capitalisme y est dans l’ensemble trop faible. Trop souvent, la résolution du problème économique se résume à l’expropriation de la classe possédante et à la bonne redistribution de la plus value. Dans ce cadre, le choix social, proposé par les différentes organisations libertaires, entre divers formes ou combinaisons de socialismes, mutuellismes, coopérativismes, collectivismes, communismes, s’avère sans grande conséquences.

    Cependant, omettre de pousser outre mesure l’analyse concrète du système, conduit à ignorer les origines des crises économiques d’une société de marché. Il en résulte deux conséquences : d’une part, cette absence tend à maintenir le risque de leur réédition après l’expropriation de la classe possédante. D’autre part, il n’est dès lors pas possible de les mettre en relation avec la crise écologique et la viabilité d’une démocratie libertaire, pour comprendre les limites et les conditions structurelles d’une société émancipée et soutenable.

    Il est donc nécessaire d’étudier plus profondément ces interactions afin de comprendre quelles pourraient-être ces conditions.

    I Point sur la valorisation capitaliste et la marchandisation 

    La valorisation capitaliste consiste dans un procès où l’argent, à travers la production de marchandises, engendre davantage d’argent (A-M-A’ : argent-marchandise-davantage d’argent,  et implique la reproduction élargie du capital à des échelles toujours plus grandes. Elle n’est possible que dans le cadre de la société marchande, où les marchandises s’échangent contre de l’argent (M-A-M : marchandise-argent-marchandise).

    Réciproquement, une société marchande est socialement impossible sans valorisation de la valeur. Le capitalisme, du fait de sa dynamique interne, ne peut se restreindre à un schéma de reproduction simple (A-M-A : argent-marchandise-même somme d’argent). En effet, la valorisation, impliquant la reproduction élargie du capital, est un phénomène nécessaire pour chaque acteur-agent économique pris individuellement, du fait que ceux-ci :

    1 sont dépossédés des moyens autonomes de production de leur existence,

    2 doivent vendre leur force de travail telle une marchandise pour obtenir de l’argent,

    3 sont placés dans une situation de lutte pour l’existence de tous contre tous pour l’acquisition de l’argent permettant d’accéder à la production socialisée,

    4 sont dépendants de la vente de leur production, et ce dans une situation d’incertitude où l’acheteur est libre de ne pas acheter et où l’échange et l’obtention de l’argent ne sont donc pas garantis.

    Dans une telle situation, l’expansion, au prix de l’élimination du concurrent, devient la meilleure garantie de cette survie sous peine du risque d’exclusion socioéconomique.

    Une telle situation sociale – où la production de valeur doit croitre sans cesse, à travers une reproduction sans cesse élargie du capital – ne peut que produire une dynamique engendrant toujours plus de production, et donc de consommation de ressources, allant à l’encontre d’une perspective de décroissance. Dans le cas contraire, dans les conditions de la société marchande-capitaliste, les conséquences socioéconomiques seraient désastreuses : non-emploi, baisses et absences de revenus, licenciements, faillites, crises et dépressions-récessions économiques continues.

    1 La reproduction élargie du capital en péril 

    1.1 La borne économique de la reproduction élargie

    Comme nous venons de l’expliquer, la poursuite de la reproduction élargie du capital est en théorie une condition du capitalisme pour éviter la crise et assurer son « bon fonctionnement », c'est-à-dire : le plein emploi et « l’opulence généralisée » (selon l’expression d’Adam Smith).

    Cependant, rien que d’un point de vue strictement économique, le capitalisme éprouve des difficultés à assurer correctement sa reproduction élargie, notamment depuis les années 70. Depuis les débuts du capitalisme, la baisse des taux de profit, du fait de l’application de la technique à la production, lorsqu’elle n’a pas donné lieu à des crises de surproduction, n’a pu être compensée que par une augmentation de la masse globale de profit, c'est-à-dire l’extension des marchés à des échelles toujours plus vastes.

    Les progrès de la technique appliquées à la production ont, depuis cette période, atteint un niveau de développement sans précédent. Les progrès de la robotique, la révolution micro-électronique et informatique, le développement de la programmation et des systèmes « intelligents », ont supprimé une part considérable de travail humain – source même de la valeur – et par conséquent fait chuter la masse globale de valeur produite. Pour rester compétitives, survivre dans la jungle économique, les entreprises capitalistes n’ont guère d’autre choix que la fuite en avant perpétuelle vers des systèmes de production toujours plus performants, employant toujours moins de travail humain, ou la production dont le cout de la force de travail serait inférieur à celui d’une production mécanisée, c’est-à-dire dans des conditions proches de l’esclavage. Mais alors, elles suppriment en partie la source de la réalisation de la valeur, à savoir une main d’œuvre suffisamment rémunérée pour constituer une demande solvable à un prix intéressant. La demande solvable est encore réduite par les politiques néolibérales de redressement des taux de profit, visant à baisser les salaires et supprimer les taxes. Si, dans la période antérieure au néolibéralisme, les salaires et les taxes comprimaient les taux de profit, limitant ainsi les possibilités d’investissement, sans pour autant augmenter la demande solvable, avec le néolibéralisme, ce qui est gagné d’un côté pour les capitalistes (un taux de profit plus élevé), l’est perdu de l’autre (une demande solvable plus faible), ce qui mène à une baisse des prix, et donc ramène vers une baisse des marges de profit.

    Le capitalisme a cependant pu prolonger son expansion, durant 40 ans, grâce à des promesses de valeurs futures, prenant la forme d’un empilement continu de crédits et de dettes en tout genre. Or ces valeurs futures ne se sont pas réalisées. Face aux difficultés croissantes de réaliser de la valeur dans la production réelle, les capitalistes se sont orientés vers l’argent facile et la sphère boursière, créant ainsi des bulles financières aussi considérables que fragiles. Du fait des difficultés de la production réelle à réaliser de la valeur, le système du crédit a ainsi débouché sur une multiplication des titres pourris, aboutissant à une crise financière mondiale en 2007. En 10 ans de politiques néolibérales-austéritaires, le capitalisme n’a pu résorber cette crise, alors même que se déclenchait une crise en Chine en 2015 et que plane le spectre d’une nouvelle crise mondiale, pire que la précédente, pour 2017. La reproduction élargie du capital, condition nécessaire de la survie du capitalisme, devient de plus en plus difficile à assurer. Dorénavant, Il n’y a plus guère d’expansion qu’une série de dommages collatéraux.

    Il s’agit là d’un premier niveau de difficulté de la reproduction élargie du capital. Le facteur écologique, quant à lui, vient encore complexifier le problème.

    1.2 La borne écologique de la reproduction élargie et crise économique

    La reproduction élargie du capital est, d’une part, une menace pour la biosphère (biodiversité, climat, géologie, hydrologie). D’autre part, elle va se heurter à une limite physique : les ressources matérielles et énergétiques nécessaires au fonctionnement des machines.

    Ainsi, à long terme, soit le mode de production capitaliste se contracte à travers une longe période de dépression, au terme de laquelle il finit par s’arrêter faute de ressources pour alimenter ses machines, soit il mène à la destruction de la biosphère, voire à l’extinction de l’espèce humaine.

    Pour que la société soit viable, une réduction massive de la consommation de matières premières et d’énergie est donc nécessaire. Or une telle réduction, comme nous l’avons expliqué précédemment, se pose en contradiction flagrante avec la nécessité de reproduction élargie du capital. Faute d’une production de masse de valeur conséquente du fait de l’expansion des marchés, permettant de compenser la chute des taux de profits, la crise ne manquerait pas d’atteindre des profondeurs abyssales : fermeture ou de réduction d’activité de nombreux secteurs de production de matières premières et énergies, de production de biens de consommation, de la distribution et de l’administration, de générer un chômage de masse bien plus conséquent qu’actuellement à l’échelle mondiale. Pour cette raison, il ne faut pas attendre du capitalisme une diminution drastique du volume global de production.

    Pour qu’une telle perspective puisse se produire, deux conditions son nécessaire : un changement qualitatif radical dans les aspirations individuelles et sociales, mais aussi une rupture radicale avec le procès de valorisation capitaliste, et donc avec ses modes de production et de distribution.

    Dans le cas où la première condition ne serait pas respectée, la rupture avec le procès de valorisation apporterait certes une diminution de la production, du fait de l’élimination de la surproduction de marchandises invendables, de l’obsolescence programmée et de nombreux gaspillages publicitaires et autres consommations abusives de matières et d’énergie, mais cette diminution ne serait pas suffisante pour atteindre les objectifs d’une société soutenable.

    Dans le cas où la seconde condition ne serait pas respectée, il est à peu près certain que toute la puissance incitatrice et coercitive de la société marchande serait déployée pour se sauvegarder. Ainsi, la tendance à la valorisation finirait par l’emporter sur la volonté individuelle.

    Communisme et décroissance constituent bien deux perspectives convergentes d’une société émancipée et soutenable. 

    2 L’accélération de la rotation du capital et le problème de l’obsolescence programmée

    Si le capital doit se reproduire à une échelle toujours plus vaste, il le doit aussi à une vitesse toujours accrue.

    Le progrès technique a généré cette accélération au niveau de la sphère de la production. Mais a un moment donné (notamment à partir des années 20-30) à commencé à se poser le problème des difficultés dans la circulation du capital du fait de la saturation des marchés.

    L’obsolescence programmée (sous toutes ses formes : technique, usure, mode) à constitué une des réponses du capital pour accélérer sa rotation et ainsi continuer à réaliser de la valeur.

    Sans cela, le capitalisme aurait fait face à une impasse : diminution colossales des ventes et des revenus de la vente, de la production, et donc un chômage de masse incommensurable.

    Ralentir le rythme de production et de circulation du capital dans le cadre du mode de production capitaliste est donc impossible sans amener la crise. De plus, le capitalisme ne possède pas, ne peut pas mettre en place, de coordination ou de réglementation mondiale concernant la productivité et les volumes de production. Ce serait en effet à l’antipode de sa propre logique. En effet, aucun acteur économique n’accepterait une condition qui le rende encore vulnérable au risque d’élimination.

    Les entreprises qui se lanceraient dans un ralentissement du rythme productif verraient immédiatement leurs coûts de production unitaires monter en flèche, tandis qu’elles ne pourraient les écouler sur les marchés. Elles ne mettraient pas longtemps à faire faillite.

    Les entreprises qui diminueraient leur volume de production, tout en conservant le même rythme et donc les mêmes moyens techniques, verraient leur nombre de salariés baisser en conséquence (dans le cas contraire, chaque salarié aurait un revenu moindre). De plus, leur masse de profit étant moindre, elles s’exposeraient au risque d’une incapacité de renouveler à temps leurs moyens de production, et de surcroit d’investir dans des moyens de production plus performants. Deux conséquences seraient alors prévisibles : tout d’abord, une vague de licenciements du fait de machines plus performantes pour un volume constant de production ; Ensuite, la faillite de l’entreprise, batture par la concurrence, faute d’une masse de profits accumulée insuffisante pour l’investissement ou faute d’investissements productifs à retardements. Ainsi, pour survivre économiquement, les entreprises n’ont pas d’autre choix que de jouer le jeu du capitalisme, qui est de produire plus, plus vite, pour gagner et investir plus, plus vite, pour produite encore plus et plus vite, etc. La décélération du rythme de consommation de ressources ne peut donc venir que d’une rupture avec le procès de valorisation capitaliste. 

    II critique de la valeur face aux propositions économiques des écologistes

    1 Le problème de la croissance verte et financiarisation de l’écologie 

    Avec la croissance verte est apparue l’idée que l’écologie pourrait devenir un nouveau marché porteur, mais aussi que ce marché pourrait devenir le moteur d’une nouvelle relance économique. Or ces deux idées ne vont pas de pair. C’est une chose d’affirmer que l’économie verte permettrait de s’enrichir à certains capitalistes dans un contexte de récession globale, c’en est une autre de dire qu’elle pourrait être le moteur d’une nouvelle relance, voire d’un new-deal écologique.

    Green Washing (dans la production, mais aussi les constructions neuves) et l’économie circulaire, sont des substituts. Ils remplacent des productions de valeur existantes ou produisent des valeurs nouvelles qui détruisent des valeurs existantes ou potentielles, mais ne produisent pas de valeurs supplémentaires. Ils ne répondent donc en rien à la difficulté de la production réelle à auto-entretenir sa croissance du fait du progrès technique appliqué à la production, et la maintiennent dans une situation de dépendance vis-à-vis du système de crédit et des marchés financiers.

    D’autre part, les secteurs de réparation de la nature ne produisent pas non plus de la valeur par eux-mêmes. Ils font partie des faux frais du capitalisme, comme la construction des routes ou l’éducation. Pour se financer, ils puisent dans des réserves de valeur préalablement produites, à savoir les profits des entreprises et les parts de ces profits collectés par l’Etat sous forme de taxe. Ce sont donc des capteurs de valeur et non des producteurs de valeur. Que ces entreprises fassent par exemple 1 milliard de bénéfice signifie ainsi simplement qu’1 milliard des bénéfices des entreprises n’a pas été consacré à la reproduction élargie du capital mais à l’industrie de la réparation. Or la reproduction élargie étant en berne, les entreprises productrices de marchandises éprouveraient des difficultés. Une crise dans le secteur de la production de marchandises affecterait le secteur de la réparation de la nature. Par extension, elle affecterait aussi les sections de production de moyens de production destinées à la réparation de la nature, comme elle affecte déjà celle de la production de moyens de production dans le cas de l’ensemble des crises économiques du capitalisme. De plus, du fait que les entreprises de la réparation de la nature tirent leurs financements des masses de valeur produites par les entreprises productrices de marchandises, tandis que d’autre part, elles éprouvent déjà des difficultés à produire suffisamment de valeur, une ponction supplémentaire sur cette masse de valeur produite favoriserait les conditions de la crise économique. Ou bien les gestionnaires système choisiraient de favoriser la reproduction élargie du secteur des marchandises au détriment du secteur de la réparation de la nature, ou bien ils choisiraient de favoriser la réparation de la nature, auquel cas, la crise dans la production des marchandises de base s’aggraverait, supprimant ainsi les sources de financements du secteur de la réparation de la nature. Certes, la production serait amenée à diminuer, n’entrainant pas de nouvelles dégradations à réparer, mais les réparations encore à effectuer ne trouveraient plus de financements. Les activités de réparation s’arrêteraient et de nombreux salariés seraient licenciés.

    Enfin, si les entreprises pionnières vont bénéficier au départ d’une situation de semi-monopole, leur permettant d’accumuler pour investir et ainsi optimiser leur croissance aussi bien intensive qu’extensive, l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché risque de créer une situation où la concurrence accélèrera la chute des prix et des taux de profits dans ces secteurs. La réparation de la nature, après une première phase d’expansion, serait alors confrontée à une crise sectorielle et une phase de récession. Il s’en suivrait une dégradation des conditions de travail des salariés : baisses des salaires, intensification du travail, dégradations des conditions de travail, licenciements.

    Venons en maintenant à la financiarisation de l’écologie. Du fait des problèmes des marchés écologiques, et plus généralement des problèmes de l’ensemble de l’économie réelle, dont les marchés écologiques sont dépendants, les marchés financiers de l’écologie risquent à terme de générer les mêmes problèmes de création et d’éclatement de bulles financières, débouchant sur des crises systémiques longues accompagnées de plans d’austérité.

    Miser sur une transition écologique dans le cadre du capitalisme constitue donc une perspective biaisée au sein de laquelle convergent crise économique et crise écologique.

    2 Le problème économique des revenus déconnectés de l’emploi 

    Il existe pléthore d’expressions pour qualifier les revenus indépendants de l’exercice d’un emploi : « revenu universel », « revenu inconditionnel », « revenu inconditionnel suffisant », « revenu d'existence », « revenu minimum d'existence », « revenu social », « revenu social garanti », « allocation universelle », « revenu de vie », « revenu de citoyenneté », « revenu citoyen », « dotation inconditionnelle d'autonomie » (Un projet de décroissance) ou « dividende universel » ; « salaire à vie » ou « salaire universel » (Bernard Friot). Tous ont en commun d’être des revenus déconnectés de l’emploi, en argent ou en nature. Ils sont régulièrement présentés par certains écologistes comme des mesures à la fois écologiques et sociales, des solutions pour réduire la production et les émissions de gaz à effets de serre, tout en permettant de soutenir matériellement une partie de la population déconnectée de l’emploi.

    Le problème est que les économistes qui prônent de telles mesures ne comprennent l’économique qu’en surface, et sont généralement des ignorants en ce qui concerne les sources et les conditions de production de la valeur. Ainsi, ils se rangent généralement du côté des analyses sous-consommationnistes, notamment d’inspiration Keynésienne, mais aussi issues du marxisme tronqué et vulgaire, consistant à intervenir politiquement pour gonfler la demande afin de stimuler l’offre. Le problème est que l’on ne réfléchit dès lors plus aux sources de financement de tels dispositifs. Or la source de financement reste toujours la réserve de plus value créer par l’exploitation des travailleurs, que celle-ci aille aux propriétaires capitalistes, actionnaires, banquiers, à l’Etat, ou aux privés d’emploi bénéficiaires de ces diverses allocations.

    Si l’on admet que le capitalisme éprouve déjà des difficultés à réaliser de la plus value, notamment du fait du niveau de productivité atteint, et que l’essentiel de cette plus value devrait, pour assurer la survie (d’une partie) des entreprises, être consacrée à la reproduction élargie du capital, alors prélever une partie de cette plus value pour l’appliquer à d’autres fins que la reproduction élargie consisterait en une mise en difficulté supplémentaire du système, contribuant a sa crise, et non en une solution pour le relancer. Ainsi, les revenus sans travail sous forme monétaires s’avèrent des impasses en termes de projet d’émancipation.

    Mais il en va de même en ce qui concerne les dotations d’autonomies. Soit il s’agit de faire produire aux entreprises plus que ce qu’elles peuvent vendre dans les conditions du marché, et donc de réquisitionner une part de la production non-solvée pour la distribuer gratuitement, auquel cas, il s’agit d’accepter des dépenses en capital constant et en force de travail n’aboutissant à aucune réalisation de valeur (les entreprises préfèreront certainement produire a flux tendu), soit il s’agit d’acheter aux entreprises ces excédents de production pour les donner ensuite gratuitement aux privés d’emploi bénéficiaires de ces allocations, ce qui pose la question de la source de financement de ces achats. En dernière instance, ces financements seraient soit prélevés sur les réserves de plus value issue de l’exploitation des travailleurs, collectée sous forme de taxes aux entreprises, soit sur les salaires des travailleurs, amputés sous forme d’impôts. A moins d’être dupe sur les possibilités de relance par l’augmentation de l’offre, ce n’est pas avec de telles mesures que la crise va cesser et que le capital va reprendre sa dynamique d’expansion. Au contraire, même si la production décroit, ce qui ne va pas nécessairement de pair avec de telles mesures, la crise va se poursuivre.

    Certains, comme André Gorz, était bien conscient de ces problèmes de valorisation du capital, aussi bien que des problèmes écologiques, et percevaient dans les revenus déconnectés de l’emploi une manière de quitter en douceur le monde du travail salarié et de permettre le développement d’activités libres et antiproductivistes, échappant à la machine de valorisation. Cependant, il ne semblait pas percevoir le risque de conflictualité sociale potentiel pouvant se développer, avec de telles mesures, au sein même du prolétariat, entre la classe laborieuse et celle des bénéficiaires des revenus déconnectés de l’emploi. Cette conflictualité existe déjà en partie entre salariés et privés d’emplois. Elle est notamment le fait d’une instrumentalisation du côté de nos adversaires politiques. Voici qui devrait nous mettre la puce à l’oreille quant à leur manière de créer de la division de classe en instrumentalisation la situation des bénéficiaires de revenus déconnectés de l’emploi.

    Mais elle prend aussi ses racines dans des systèmes de représentations sociales relatives à la question de la contribution réciproque à la construction de la société. Tout le problème ici vient du fait que cette reconnaissance, dans la société marchande capitaliste, ne peut prendre que la forme d’une vente réalisée sur le marché. Mais il est aussi bien évident que, dans une société différente, exercer une activité réalisatrice exclusive, tandis qu’une partie de la société s’attacherait à la réalisation des tâches socialement utiles, constituerait une forme d’aristocratie, au sens de capacité à s’adonner au perfectionnement de l’être en se déchargeant des tâches de base ; tandis qu’ils s’agirait d’augmenter, de manière égalitaire, la part de temps que chaque individu pourrait consacrer à son autoréalisation.

    De fait, il ne s’agit donc pas de légitimer de telles mesures, mais de défendre le projet d’une société qui intègre d’office l’ensemble des personnes en possibilité de participer à la production, dont la durée serait massivement réduite, dans les conditions les plus respectueuses de la liberté de participer aux décisions concernant les choix de production et les manières de produire, de la santé et de la dignité humaine.

    3 La question du marché, de la monnaie et des monnaies locales

    Le marché est une situation ou l’échange se fait par la médiation de la monnaie-argent. Pour se procurer des biens, bénéficier des services se procurer de l’argent est une condition nécessaire. Pour cela, chacun doit vendre : des biens qu’il a produit ou contribué à produire, des services qu’il rendra ou participera à rendre, de la force de travail à un groupe de producteurs ou un propriétaire capitalistes. Le défaut majeur du marché est que l’échange n’est pas garanti : Les producteurs proposent des biens et services, de la force de travail, mais les acheteurs, qu’ils soient des particuliers ou des entrepreneurs capitalistes, ne sont pas obligés de les acheter. De ce fait, les producteurs ne peuvent alors pas se procurer l’argent leur permettant d’acheter en retour. Le marché pose donc la possibilité du non-emploi, de la baisse et de l’absence de revenus faute de vente non réalisée, du licenciement, de la faillite. Et lorsque toute la société est organisée selon ce principe d’échange par la médiation de l’argent, c'est-à-dire lorsqu’elle est une « société marchande », cette situation pose la possibilité de la crise généralisée du système.

    Et il s’agit là d’un problème récurrent dans les sociétés capitalistes. Si les économistes ont capitulé face à un taux de chômage (régulièrement rehaussé) qu’il serait impossible de résorber, et donc légitimé le fait d’abandonner des êtes humains à la misère et à l’exclusion, il n’en demeure pas moins que les politiques s’acharnent à vouloir créer des emplois, dont un grand nombre sont socialement non-nécessaires et pèse sur les bilans écologiques.

    D’autre part, comme se procurer de l’argent est nécessaire pour entrer en interaction avec la société, le pire des destins serait alors de ne pas en posséder. Cette crainte est à la source de la volonté de posséder toujours plus d’argent, en tant que garantie de pouvoir accéder à la production sociale. Or comme posséder encoure toujours plus d’argent implique de produire encore et toujours plus, sans garantie de vente. Et naturellement, la société entre en situation de surproduction, au sens économique et écologique du terme : des marchandises invendables pour lesquelles on a contribué à épuiser les ressources planétaires, dégrader les sols, le climat, la biodiversité.

    Les monnaies locales, dont on entend beaucoup parler, ont certes pour intérêt de relocaliser la production et la distribution des ressources, et donc d’éviter les flux de marchandises sur des distances longues, et ainsi de réduire les émissions carbone. Dans leurs versions périssables, elles ont aussi pour intérêt d’éviter la thésaurisation et la spéculation. Cependant, elles restent des monnaies. Leur dimension locale ne fait que reporter les problèmes de la monnaie à une échelle plus réduite. Elles ne règlent donc en rien le problème de l’échange marchand non garanti, et maintient les possibilités de non-emploi, baisses et absences de revenus, licenciements, faillites et crises dans une zone d’échange locale. Il ne s’agit donc pas d’une forme d’organisation sociale des rapports de distribution souhaitable pour une société dont le but serait la satisfaction générale et individuelle des besoins et l’émancipation. 

    4 La hiérarchie des revenus comme incitation productiviste

    La société capitaliste, organisée en classes stratifiées, a produit une culture de la distinction sociale et de l’imitation (Bourdieu). Les classes aisées ont tendance à se distinguer socialement des classes inférieures, tandis que ces dernières cherchent à les imiter. Ces formes de distinctions ne sont pas uniquement culturelles, mais passent par l’accès à des ressources économiques, donc par des salaires supérieurs. La distinction procède alors par l’acquisition de biens haute qualité ou nouveaux, dont le prix est plus élevé. Ces biens sont donc difficilement accessibles pour les strates sociales inférieures, jusqu'à ce qu’elles soient produites en masse. Les strates inférieures peuvent ainsi imiter les strates supérieures. Mais ces dernières ont presque immédiatement tendance à trouver de nouvelles formes de distinction. Le « luxe » devient alors la norme, et se créent de nouvelles formes de « luxe », appelées à devenir ultérieurement de nouvelles normes, etc. Les strates supérieures de la société constituent donc les moteurs de l’innovation sociale.

    Qu’en est-il pour l’écologie ?

    L’écologie, au départ à été présentée comme un style de vie de classes moyennes supérieurement cultivées cherchant à se distinguer socialement de l’élite bourgeoise industrielle et de ses normes. Elle s’est traduite politiquement par le développement d’une fraction des classes moyennes supérieures et de la petite bourgeoisie culturelle cherchant à contester la domination politique de cette élite bourgeoise industrielle. Les aspirations de ces couches sociales sont longtemps apparues comme aspirations de petits privilégiés éloignées des problématiques du prolétariat. De fait, les aspirations de cette classe n’ont durant longtemps pas été en mesure de devenir hégémoniques.

    Pour devenir un critère de valorisation sociale pour l’ensemble de la société, il a fallu que la bourgeoise industrielle s’empare de l’écologie (en tant que discours et idéologie) et promeuve, via des opérations marketing à l’occasion de sommets climats mondiaux, l’écocitoyenneté en tant que critère de valeur sociale.

    Avec ce type de transition écologique, la classe bourgeoise reste motrice du changement social, et bénéficie en premier lieu de ses avantages. Dans le contexte d’une société véritablement écologique, antiproductiviste ou de décroissance, ces catégories de population auront prioritairement accès aux meilleurs innovations, aux productions de plus grande qualité, aux habitats sains, tandis que les plus pauvres seront contraints d’habiter dans des logements non adaptés, près des décharges, des zones d’enfouissement de déchets radioactifs, des zones humides, des terres improductives, des champs éoliens ou de panneaux solaires, de manger de l’alimentation toxique ou de se sous alimenter, etc (comme c’est déjà le cas aujourd’hui).

    De plus, du fait des phénomènes d’imitation sociale liée à la stratification, ce modèle risque de poser un problème au niveau de la demande sociale en termes de confort. Il entretiendrait un certain productivisme et affaiblirait la volonté d’autolimitation de la consommation. Les classes aisées se distingueront par leur écologisme confortable et High Tech, insoutenable si appliqué à une échelle de masse ; tandis que les plus pauvres ne feront pas d’efforts d’autolimitation, puisqu’ils ne retireraient que des contraintes et appelleraient de leurs vœux – et lutteraient politiquement pour – la généralisation de ce confort insoutenable à une échelle de masse, et donc un certain productivisme.

    A ce niveau, soit les couches inférieures de la société se trouveraient brimées, soit réprimées, soit elles œuvreraient contre une nécessaire autolimitation sociale de la production.

    Une transition vers une société écologiquement/biologiquement soutenable ne peut être à la fois socialement soutenable qu’a condition d’être basée sur un droit d’accès égal à la production réalisée par l’ensemble de la société. Elle doit à la fois combiner les aspirations à l’autolimitation et les conditions de l’égalité. Une telle perspective implique la rupture avec la domination culturelle, politique et économique de la bourgeoisie capitaliste, mais aussi avec l’assujettissement culturel à une classe moyenne aisée défendant ses privilèges par la méritocratie, et avec toute forme de hiérarchie des revenus dans la société, impliquant de fait l’émergence de strates sociales.

    Pour qu’une telle rupture ait lieu, les bases d’une conscience et d’un mode de vie qualitativement différents, basés sur l’autolimitation égalitaire, doivent émerger au sein du prolétariat et devenir hégémoniques. 

    Sortir vraiment du capitalisme !

    Le capitalisme doit faire face à deux bornes structurelles, l’une interne (l’économie), l’autre externe (l’écologie) qui ne se contentent pas de se juxtaposer mais interagissent l’une avec l’autre pour se renforcer dans le cadre de la crise. Les propositions éco-capitalistes, qu’il s’agisse de propositions libérales consistant dans la création de nouveaux marchés, ou de logiques de taxation-redistributives du capital, consistant à réintégrer dans l’économie les « externalités négatives », ne sont pas en mesure de supprimer la crise, mais simplement d’en modifier les conditions, les formes, de la différer dans le temps et d’en juguler provisoirement l’intensité. Or la suppression des conditions de la crise constitue une nécessité vitale pour l’humanité, tant d’un point de vue biologique que social.

    Supprimer les crises signifie « sortir vraiment du capitalisme ». Il ne s’agit donc pas simplement de supprimer la prédation de la plus value et l’accaparement du pouvoir politique par la classe possédante et ses valets. Il s’agit de modifier la structure sociale de fond en comble.

    Les conditions d’élimination des possibilités la crise résident donc dans l’abolition de la propriété privée des moyens de production et de la concurrence entre producteurs, ainsi que dans l’émancipation du procès de valorisation du capital, de l’échange marchand de biens, services et force de travail par la médiation de l’argent.

    Cela suppose donc la propriété et la gestion commune et démocratique des moyens de production, la détermination a priori de la production en fonction des besoins, la possibilité pour chacune et chacun d’obtenir une part égale du produit social, la participation de toutes les personnes en mesure de produire à la production commune, la réduction et la répartition égalitaire du temps de production nécessaire, et enfin, la distribution directe de la production déterminée au départ. 

    Communisme Libertaire, autolimitation et répartition du produit social

    Le problème le plus complexe est alors de fixer une borne en termes de volume de consommation maximale au niveau de soutenabilité écologique dans la satisfaction des besoins. Il s’agit là d’un maxima du volume de production possible pour l’ensemble de la société, évalué en fonction des ressources disponibles et de leur rythme de renouvellement et des impacts sur la biosphère. Cet aspect purement quantitatif ne pourra être déterminé que par une série d’analyses scientifiques. Ensuite, vient la question des choix qualitatifs de production et des modalités de réparation du produit social possible. A ce niveau, il s’agit d’un choix social, à déterminer à la base et de manière démocratique.

    Ici vient s’insérer une contrainte. Le seuil maximal global de production-consommation n’indique en rien, a priori, le seuil maximal par individu. Les besoins sont divers, à la fois qualitativement, mais aussi quantitativement. Ainsi, si tout le monde a le droit, de fait, de demander, lors de la détermination de la production en fonction des besoins, une part égale du produit social potentiel ; tout le monde ne demandera pas l’accès à une même quantité de biens ou de services, aussi bien dans l’absolu, qu’en fonction des moments.

    Cependant, comme les besoins sont variables, il est impossible de déterminer des seuils de consommation maximale différents, selon que les individus sont peu consommateurs ou non. Le problème serait ici qu’une demande trop forte survienne de manière récurrente, plaçant la société en situation de surconsommation par rapport aux possibilités et contraintes de la biosphère. Il est donc nécessaire que soit fixée une borne maximale de consommation par individu.

    Mais cette part ne pourrait être trop importante. En effet, le niveau de production global total étant limité, l’attribution à une partie de la population d’une part trop importante du produit social global impliquerait que la part restante pour les autres personnes serait d’autant réduite. Or avec la nécessité de la décroissance, une part réduite du produit social reviendrait à une situation de précarité et de misère. La société doit tenir compte, en plus du seuil maximal global de production possible pour une société biologiquement soutenable, d’un seuil minimal global de satisfaction des besoins pour l’individu.

    Reste enfin la question des critères d’attribution des parts du produit social. La condition première, que nous venons de définir, est que chaque personne ait au moins accès à une part minimale permettant de bien vivre (et pas simplement de survivre). Il s’agit là d’un seuil de soutenabilité sociale. Au-delà, des consommations supplémentaires sont possibles, avec un seuil de soutenabilité biologique. Quels en seraient les modalités d’attribution ? Il existe un vieux débat, entre collectivistes et communistes au sein du mouvement libertaire quand à la distribution du produit social. Les collectivistes étaient pour une distribution inégale en fonction de la compétence, du mérite, de la capacité productive. Les communistes étaient pour une distribution en fonction des besoins individuels. Une fois remplie la condition de soutenabilité sociale, il est difficile de trancher à priori ce débat, même si, en tant que communiste libertaire, il est nécessaire de donner la priorité à la satisfaction des besoins individuels. De plus, il est nécessaire de se rappeler, d’une part, que l’inégalité implique une incitation productiviste, d’autre part, que plus la biosphère et le climat seront dégradés, moins grande sera la marge entre soutenabilité sociale et soutenabilité biologique. La pire des choses serait que la transition décroissante prenne trop de temps à se réaliser, survienne trop tardivement. Le seuil de soutenabilité biologique pourrait dans ce cas devenir inférieur au seuil de soutenabilité sociale, rendant le communisme impossible, ce qui constituerait une véritable catastrophe pour l’humanité. L’enjeu de la lutte révolutionnaire pour la décroissance et le communisme libertaire au XXIème siècle est que nous n’ayons pas à en arriver là.

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