Dans la suite des contributions démystifiantes * sur la «novlangue» du néo-libéralisme, nous publions cet article sur l'égalité et «l'égalité des chances», cette dernière formule ayant, plus d'une fois, été reprise, aveuglément, par une certaine gauche (réd).
Depuis que la fameuse formule révolutionnaire «Liberté, égalité, fraternité» est devenue la devise de la République française, son terme central n’a cessé de poser problème. Non seulement pour toutes les composantes de la réaction contre-révolutionnaire, pour lesquelles l’idée même d’une égalité de principe entre tous les hommes est un scandale éthique et politique autant qu’une aberration ontologique, puisque pour elles l’inégalité entre les êtres est une loi naturelle voire divine inviolable. Mais il a encore rapidement divisé les différents courants qui se proposaient d’assumer l’héritage révolutionnaire.
Pour les uns, il s’agissait clairement d’en rester à l’inspiration libérale originelle de la formule et, par conséquent, en se limitant à la stricte égalité juridique et civique: à l’égalité des hommes face au droit et face à la loi, en leur double qualité de personnes privées et de citoyens. Une égalité qui est d’ailleurs exigée par le fonctionnement même de la société civile et de la démocratie politique, deux conditions et conséquences à la fois de cette économie marchande généralisée qu’est le capitalisme. Par exemple, pour qu’un contrat de travail puisse être conclu, il faut que l’employeur capitaliste et le travailleur salarié figure l’un face à l’autre comme propriétaires: l’un de moyens monétaires, l’autre d’une force de travail, qu’ils sont prêts à échanger à égalité formelle de condition et de prétention. Ou encore, pour qu’une démocratie parlementaire puisse fonctionner, il faut que la voix de l’homme le plus riche, le plus puissant ou le plus savant ne vaille ni plus ni moins que celle du plus pauvre, du plus faible et du plus ignare.
Par contre, d'autres, très tôt – dès le cours même de la Révolution française – et plus encore dans les décennies suivantes, au fur et à mesure où le mouvement ouvrier fit entendre la voix des plus démunis, dénoncèrent les limites de cette égalité juridique et civique. D’une part, ils montrèrent que cette liberté était purement formelle: elle était vidée de tout contenu par les inégalités réelles, de revenus, de patrimoine, de pouvoir, de culture, etc., liées aux différences de situations des individus dans les rapports de production, les rapports de propriété, les rapports de classes, les rapports de genres, etc. Ce n’est que formellement en leur qualité de propriétaires privés que l’employeur capitaliste et le travailleur salarié se font face: en réalité, le rapport de forces entre eux sur le marché du travail est généralement tel que le premier impose ses conditions (de rémunération et d’emploi) au second. D’autre part, et de ce fait, cette liberté formelle en devient illusoire et mensongère: elle est le masque ironique dont se pare l’oppression pour se justifier et désarmer du même coup idéologiquement les opprimé·e·s, brouiller leur conscience des rapports sociaux réels. Et les mêmes, dès lors, de réclamer que l’on passe de l’égalité formelle à l’égalité réelle: en réduisant les inégalités sociales, voire en y mettant fin, par l’éradication de leurs principes mêmes, à commencer par la propriété privée des moyens de production. Socialisme et communisme sont nés, notamment, de cette passion pour l’égalité.
On l’aura compris, la notion d’égalité pose un problème structurel à l’idéologie dominante, quelle qu’en soit l’orientation. D’une part, il lui est impossible de s’en passer, puisque l’égalité formelle (juridique et civique) fait partie des conditions mêmes de fonctionnement des rapports capitalistes de production. D’autre part, ce faisant, elle entretient elle-même un concept et un thème susceptibles en permanence de se retourner contre elle et contre l’ordre économique, juridique et politique qu’elle est censée défendre et justifier, en permettant de souligner l’écart entre les inégalités réelles et l’égalité formelle, de dénoncer les premières au nom de la seconde (et inversement) et d’exiger la réduction de cet écart, voire sa suppression pure et simple. Bref il lui faut constamment gérer cette contradiction: mobiliser la notion d’égalité tout en désamorçant le potentiel critique qui est le sien.
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